« Bien sûr, on dit que la consanguinité commence là où le droit chemin s’arrête, on vous l’a déjà dit ? »
Alan Moore[1]
Il y a des séquences de films comme ça. Des qu’on a déjà vues, des qu’on croit avoir vues, qu’on a vues sans savoir d’où elles viennent, qu’on connaît sans les avoir vues. Des séquences qu’on n’oublie pas : un œil coupé par un rasoir en très gros plan, des enfants dans une barque qui descendent la rivière pour fuir un faux pasteur cupide, un chauffeur de taxi devant son miroir qui tient un pistolet, Jack Nicholson détruisant une porte à coups de hache… Ou un citadin en vacances accordant sa guitare pour se lancer dans un duel musical avec un jeune adolescent redneck jouant du banjo sur une balancelle.
Cette séquence très célèbre ouvre le périple de quatre citadins américains de classe moyenne, Ed, Lewis, Drew et Bobby, qui se réunissent pour un week-end afin de descendre en canoë une rivière de Géorgie promise à la disparition avec la construction d’un futur barrage. Ils envisagent cette expédition comme un ultime hommage à la nature sauvage défigurée par l’homme. Le deuxième jour, Ed et Bobby sont attaqués par deux hillbillies. L’un viole Bobby avant d’être tué par Lewis. L’autre réussit à s’enfuir. Après une longue discussion pesant le pour et le contre, questionnant la morale et la loi, ils décident de faire disparaître le corps, afin d’éviter tout problème judiciaire. Ils reprennent leur descente après avoir enterré le corps. Suite à un prétendu coup de feu, Drew tombe à l’eau et disparaît tandis que Lewis se brise une jambe et devient un poids mort pour ses compagnons. Le lendemain, Ed tue ce qu’il pense être le second redneck qui s’était enfui. Ed, Bobby et Lewis parviennent finalement à retrouver la civilisation et vont voir la police pour déclarer la disparition de leur ami. Le shérif du coin ne paraît pas convaincu par leur version du drame mais se voit obligé de stopper l’enquête, faute de preuve. Les trois survivants retourneront à leurs vies citadines, mais ils seront à tout jamais transformés par cette aventure.
Le film s’intitule Délivrance et c’est l’adaptation du roman éponyme de James Dickey (qui joue le rôle du shérif dans le film). Cette œuvre a été consacrée par le New York Times comme un des cent meilleurs romans américains du 20ème siècle. Il est porté à l’écran par John Boorman, un réalisateur anglais alors âgé de 39 ans, qui le décrit comme « un voyage dans le temps, dans le passé de l’Amérique »[2].
John Boorman avait déjà flirté avec le genre du survival en 1968 avec Duel dans le Pacifique, son 3ème film, qui suit durant la 2nde Guerre Mondiale un aviateur américain échouant sur une île qu’il croit déserte mais qui s’avère être occupée par un marin japonais. Avec Délivrance, il livre le survival ultime. Ce film va influencer nombre de réalisateurs par sa gestion subtile de la tension et du rythme, sa mise en scène efficace et le traitement de la violence hors-champ. Boorman explique que ce qu’il a voulu montrer, « ce n’était pas la violence en soi […] mais la confrontation des personnages et des spectateurs à la réalité de la violence. »[3]
« Certes, l’imagination mythique est partout et toujours présente. Mais elle est aussi honnie que crainte, et cela semble une aventure bien risquée ou une aventure douteuse que de s’abandonner au sentier incertain qui conduit dans les profondeurs de l’inconscient — ce sentier passant pour être celui de l’erreur, de l’ambiguïté et de l’incompréhension.
Je pense à la parole de Goethe :
« Pousse hardiment la porte devant laquelle tous cherchent à s’esquiver. » »
Carl Gustav Jung[4]
Comme la plupart des survival, Délivrance fait exploser la base sur laquelle se sont construits les Etats-Unis : la fédération des peuples tous unis sous une bannière et partageant les mêmes valeurs. Boorman multiplie les attaques envers le pays, que ce soit la conquête de l’ouest, le viol de la nature (« we’re rapping this all landscape »), le pillage, la supériorité de la masculinité – l’absence de femme au casting est un choix qui lui a été beaucoup reproché. Lewis, qu’on croit à tort être personnage principal du film, ne sert en fait que de pierre d’achoppement symbolique sur laquelle Boorman va construire sa critique. L’homo-érotisme incarné par Burt Reynolds[5] – habillé d’une combinaison en cuir sans manche et perpétuellement entrouverte – est un coup direct porté à la virilité. En plus d’être le premier viol masculin de l’histoire du cinéma US – en dehors des films se déroulant dans l’univers carcéral –, le film s’attaque à l’hégémonie de la figure masculine et au virilisme américain, déjà mis à mal par les récentes réformes et les soulèvements sociaux aux Etats-Unis[6].
Dans cette fameuse scène de viol, la violence, contenue hors-champ durant l’acte, se situe surtout en amont de la scène (le plan-séquence anxiogène filmant la totale incompréhension des citadins face à la situation, la gratuité autant que la soudaineté de l’acte sexuel) et en aval (la lenteur de la mort du redneck, la très longue discussion qui s’en suit pour prendre la décision de quoi faire du corps). Il n’y a dans Délivrance, et dans cette séquence en particulier, aucun effet de caméra. Les angles restent neutres, pas de mouvements d’appareil, aucune musique, seulement le son de la forêt et les cris des protagonistes imitant des cochons. Ces parti-pris déstabilisent terriblement le spectateur qui se retrouve en terrain totalement inconnu. Et c’est bien le but de Boorman : effacer progressivement tout repère préalable pour laisser ensuite glisser son récit vers le mythe et l’allégorie initiatique.
Le terme de délivrance qui donne son titre au film pourrait bien faire référence à une maïeutique, à l’accouchement de l’âme, bien plus qu’à une libération. C’est en tout cas à la naissance de l’être américain profond que nous convie Boorman ici. Celui auquel fait référence Burt Reynolds dans sa réplique où il se compare aux pionniers. C’est d’ailleurs le sésame du film qui ouvre la lecture de la violence américaine.
« Je me suis alors considéré comme appartenant à la tradition des conteurs dont la tâche était de transmettre ces histoires et de les maintenir en vie. »[7]
Influencé par l’écrivain Joseph Campbell d’un côté et le psychanalyste Carl Gustav Jung de l’autre, John Boorman structure essentiellement ses films sur les archétypes mythologiques. Ces films sont mythiques et symboliques[8]. Ils peuvent être vus comme des allégories ou des fables. Ce sont des quêtes initiatiques à travers lesquelles les êtres se retrouvent changés – en bien ou en mal, peu importe. Les personnages sont toujours pris dans un labyrinthe dont ils ne trouvent pas l’issue, ou seulement à travers une expérience extrême ou exceptionnelle[9]. Dans les quêtes initiatiques de Boorman, on se perd en se cherchant, on trouve ce qu’on n’était pas venu chercher et on s’enferme dans une violence ou dans une solitude… quand ce n’est pas les deux. Dans Délivrance, seul Bobby ressortira de cette aventure changé en bien. Alors que Lewis a perdu de sa superbe et devient un fardeau pour ses amis et qu’Ed le père de famille discret devient un assassin et un menteur, Bobby, qui se moquait des autochtones au début du film, se mettra à rire avec eux à la fin lors du repas.
On retrouve dans le film les archétypes jungiens définissant les quatre fonctions de l’activité mentale[10] : la sensation, l’intuition, la pensée, le sentiment. On peut mettre ces quatre fonctions en parallèle des quatre éléments : les expériences sensorielles sont symbolisées par le feu, la perception d’éléments invisibles est l’air, la logique et le raisonnement sont la terre, et les valeurs et les jugements sont l’eau. Partant de ce postulat, on peut voir ce que les quatre personnages de Délivrance représentent : le feu pour Lewis (ses envolées lyriques nietzschéennes, sa sexualité virile exacerbée), la terre pour Bobby (assureur, matérialiste et bon vivant, le redneck le violera en lui enfonçant la tête dans la boue), l’eau pour Drew (il est celui qui en appelle à la loi, il barbotte dans un ruisseau le matin du deuxième jour, son cadavre disparaît dans l’eau par deux fois), et l’air pour Ed (il devra escalader une montagne pour accomplir pleinement son destin[11] : tuer un être vivant, innocent ou pas). C’est très certainement pour arriver à faire transparaître ces fonctions archétypales que Boorman refusa d’adapter à l’écran les 60 premières pages du roman. Pour lui, c’était une psychologisation qui n’avait pas d’importance dans son cinéma.
Dans sa rhétorique cinématographique, Boorman aime bien saboter de la lisibilité du récit – l’ouverture de Point Blank en est une des preuves les plus flagrantes. Sabotage qui a pour effet de nous conduire à abandonner le premier degré de lecture du film pour rentrer dans un rapport symbolique et dialectique. Il y a toujours dans son cinéma une opposition entre deux mondes, qu’elle soit formelle (polar hard boiled américain face aux nouvelles vagues européennes dans Point Blank en 1967), conceptuelle (science contre religion, Bien contre Mal dans L’Exorciste II en 1977, les anciens dieux face au Dieu Unique dans Excalibur en 1981), culturelle (un américain et un japonais dans Duel dans le Pacifique, le monde urbain et le monde rural dans Délivrance en 1972, le monde civilisé face aux tribus primitives dans La Forêt d’Emeraude en 1985) ou sociale (les riches et les pauvres dans Leo the Last en 1970, les Terres extérieures et ses mortels face au Vortex et aux immortels dans Zardoz en 1974).
Dans Délivrance, Boorman brouille sans arrêt les pistes et opère un « renversement carnavalesque »[12] des valeurs établies. On y voit des autochtones qui possèdent un fusil face à des citadins qui utilisent un arc. Les codes qui voudraient que l’envahisseur soit défait au profit du propriétaire sont entièrement bafoués. Les citadins civilisés se transforment en brutes immorales et en meurtriers, quand à la nature idyllique, elle devient hostile, cruelle et violente. Dans le film, la forêt est filmée comme un lieu ouvert mais sans aucune perspective, offrant une visibilité toujours bouchée, un endroit au grand air mais étouffant. L’espace envisagé comme un huis-clos[13]. Boorman opère une démythification de l’idéologie écologique, qui sera encore plus forte dans le film suivant, le très décrié Zardoz[14]. Le cinéma sert à Boorman à retranscrire le souvenir d’un « âge d’or perdu où une relation magique existait entre l’homme et la nature. »[15] Pour lui, seule l’interdépendance de l’être à son milieu peut amener les humains à une forme de responsabilisation.
« […] sous la surface les rêves, les souvenirs de l’Amérique ne meurent pas, ils restent vivants. »[16]
Après des films comme Point Blank et Duel dans le Pacifique, Boorman est alors considéré comme un cinéaste de la violence. Avec Délivrance, il va remonter aux origines de la violence et aux racines des Etats-Unis. Territoire bâti sur des monceaux de cadavres et des massacres refoulés (le génocide amérindien et le commerce d’esclaves), il est le pays de la violence par excellence. Tout comme Chiens de Paille de Sam Peckinpah sorti en 1971, Délivrance n’est pas un film du retour à la violence mais de l’entrée dans la violence. Chez Peckinpah, on n’est pas plus homme en devenant violent, mais par contre on en est beaucoup plus humain. La violence n’est jamais un apaisement chez lui, juste « la santé entre deux reprises de la fièvre chaude qui va passer »[17].
Boorman, tout comme Peckinpah, « non content de montrer l’entrée de son héros dans la violence, en retourne au nihilisme et l’aveuglement. »[18] La preuve en est avec Ed qui tue le second redneck sans le distinguer vraiment. Bobby ne le reconnaît pas. Il y a dans la violence une disparition de la reconnaissance, une absence de considération de l’autre, une négation du visage qui amène la possibilité du meurtre. Le Visage est l’ultime limite d’autrui, la frontière ontologiquement infranchissable. L’ébranlement moral auquel sont soumis les personnages de Délivrance, et Ed en particulier, les poussent à un retour à la bestialité et à la sauvagerie qui se cache au fond des êtres. Boorman et Peckinpah filment une violence consubstantielle à l’humain. Mais ce qui distingue les deux réalisateurs – qui sortent à un an d’écart les deux films qui traitent de la montée de la violence dans l’homme civilisé –, c’est que Boorman traite son sujet comme une allégorie et lui donne des proportions mythiques là où Peckinpah reste toujours proche de l’humain et refuse de le réifier au profit de son propos. L’un est archétypal, l’autre typique. Boorman, au fond, n’est pas vraiment un grand humaniste ; dans son désespoir, Peckinpah l’est terriblement. Les deux films proposent une violence paroxysmique et partagent tous les deux un pessimisme très noir, profond, sans concession. L’être humain y est pour eux fondamentalement violent, et c’est avec un certain cynisme désespéré qu’ils admettent que parfois seule la violence permet de sortir de la violence. Ou comment « Satan expulse Satan » (Mt, 12:26).
Vincent Capes
P.S. : Le titre de l’article est extrait de la phrase d’Antonin Artaud : « Un certain domaine profond tend à effleurer la surface » (Sorcellerie et Cinéma, 1927, in Œuvres Complètes tome III, éd. Gallimard, 1961), tout à fait en accord avec le dernier plan du film.
[1]Providence vol. 1 : La peur qui rôde, ch. 4, éd. Panini Comics, 2016
[2] Michel Ciment, Boorman, un visionnaire en son temps, éd. Calmann-Lévy, 1985, p.129
[3]Ibid., p.130
[4]Racines de la conscience (1954), éd. Livre de poche, 1995
[5] La même année, il fait la couverture de Cosmopolitan, nu sur une peau de bête.
[6] On assiste à la fois à la seconde vague féministe (Feminine Mystique), à la création du Black Panther Party et aux émeutes de la communauté gay suite au Stonewall de New York.
[7] John Boorman, Entretien accordé à l’Irish Times, 27 février 1982, cf. Eléments n° 42, juin-juillet 1982
[8] Dans la lecture des symboles chez Boorman, il faut souligner par exemple la place de l’eau. L’immersion dans l’eau, baptême et renaissance, sont toujours chez lui une façon de trouver une nouvelle force : laissé pour mort, Walker part d’Alcatraz à la nage ; Léo plonge dans la piscine lors d’une cure collective pour avoir sa révélation ; Ed et ses compagnons plongent dans les rapides et en ressortent métamorphosés (Ed devient un tueur par vengeance, Lewis devient impotent) ; Perceval plonge dans une rivière avant de trouver le Graal ; Tomme passe à l’âge adulte par une renaissance dans l’eau, puis est sauvé des Féroces par la rivière, et enfin convoque la pluie et l’orage qui feront céder le barrage ; Laura qui plonge dans l’eau, symbolisant « la mort de son ancienne persona » (Positif n°411, mai 1995, p.23).
[9] Sauf dans Leo the Last (1970), Hope and Glory (1987) ou Tout pour réussir (1990) dans lesquels on trouve une touche d’espoir, et La Forêt d’Emeraude (1985) est un cas un peu à part car plus complexe.
[10] Cette structure a très souvent été souvent utilisée par les scénaristes, par exemple en bande dessinée Stan Lee avec Les 4 Fantastiques ou encore Scott McCloud avec Zoot.
[11] On retrouve le motif de l’ascension par l’escalade dans plusieurs films de Boorman : le père Merrin puis le Père Lamont en Ethiopie, Tomme sur le building, Zed et les brutes, les toits dans Leo the Last.
[12] Terme utilisé par Maxime Lachaud dans Délivrance : Regard sur le sud, in Redneck Moves – Ruralité et dégénérescence dans le cinéma américain, éd. Rouge Profond, 2014, p.166
[13] Un des grands maîtres de cette pratique reste John Carpenter.
[14] On peut voir dans Délivrance à la fois le faux-jumeau de Zardoz et un miroir de La Forêt d’Emeraude.
[15]Ibid.
[16] Interview de John Boorman par Michel Ciment in Boorman, un visionnaire en son temps, éd. Calmann-Lévy, 1985, p.132
[17] Antonin Artaud, Van Gogh, Le Suicidé de la Société, éd. Gallimard/L’Imaginaire, 1974, p.81
[18] Emmanuel Burdeau, 1969-1973, Eperons – Les styles de Peckinpah, in Sam Peckinpah, éd. Capricci, 2015, p.97