« O SATAN, PRENDS PITIÉ DE MA LONGUE MISÈRE » – Belladonna d’Eiichi Yamamoto (1973)

« La femme s’ingénie, imagine ; elle enfante des songes et des dieux. Elle est voyante certains jours ; elle a l’aile infinie du désir et du rêve. […]

La Sibylle prédisait le sort. Et la Sorcière le fait. C’est la grande, la vraie différence. Elle évoque, elle conjure, elle opère la destinée. Ce n’est pas la Cassandre antique qui voyait si bien l’avenir, le déplorait, l’attendait. Celle-ci crée cet avenir. »

Jules Michelet, La Sorcière[1]

En 1962, Eiichi Yamamoto, âgé de 22 ans, réalise son premier court métrage qui s’intitule Osu. Repéré par Ozamu Tezuka, le père du manga moderne, ce dernier finance sa seconde réalisation : Histoires du coin de la rue. C’est le tout premier film que produit par Mushi, le studio d’animation que Tezuka vient de créer. Yamamoto va ensuite devenir animateur sur plusieurs séries de Mushi (dont Astro Boy/Astro le petit robot, Le Roi Léo) avant de se lancer à la fin des années 60 avec Tezuka dans les Animerama. Cette série de trois longs métrages d’animation érotiques cherche à élargir le public habituel du dessin animé en visant les adultes. On y trouve Les Mille et Une Nuits (conçu par Ozamu Tezuka et réalisé par Eiichi Yamamoto en 1969), Kureopatura (Cléôpatra, réalisé par Ozamu Tezuka et Eiichi Yamamoto en 1970), et Kanashimi no Belladonna (La Belladonne de la tristesse[2], réalisé par Eiichi Yamamoto en 1973). Si les deux premiers films de la série Animerama portent indéniablement la marque de Tezuka, tant dans le graphisme des personnages que dans les ambiances, Belladonna s’en émancipe complètement. Sans la figure tutélaire de Tezuka, parti travailler sur Blackjack et La vie de Bouddha, Yamamoto peut se singulariser. Il se déchaîne et laisse place à une expérimentation graphique débridée et sans limite. Il va s’associer avec Kuni Fukai pour représenter diverses transgressions (viol, masturbation, orgie) et explorer une grammaire graphique érotique aux approches inédites et insoupçonnées. Ensemble ils vont dégager un univers très influencé par l’occident où l’on croise autant les motifs de l’Art nouveau, des drapés et dorures à la Klimt, les corps longilignes et osseux de Schiele, que des scènes érotiques et occultes rappelant Les Sataniques de Félicien Rops, des postures en résonance avec les arcanes du Tarot, une séquence psychédélique faisant référence au Yellow Submarine de George Dunning, le jazz-rock, des graphismes évoquant La Saga de Xam de Nicolas Devil et Les Aventures de Loan Sloane de Druillet, sans oublier les pinku eiga et les Roman Porno de la Nikkatsu. Là où quelqu’un comme Kōji Wakamatsu, à la façon du jazz, opère des variations stylistiques autour de « thèmes », Yamamoto creuse plutôt une amplitude dans les recherches esthétiques. Comme dans le Prisonnier de Masao Adachi, il y a dans Belladonna l’influence de la culture française : la révolution[3], le marquis de Sade, Auguste Blanqui, Lautréamont et bien sûr La Sorcière de Michelet dont le film s’inspire.

Sorti en 1973, il est sélectionné au 23ème festival de Berlin et à Avoriaz. Il fait découvrir au public occidental l’animation japonaise. Distribué seulement quelques années plus tard, il ne rencontre aucun succès et finit de faire sombrer Mushi Productions, alors en difficulté financière, dans la banqueroute. Le film tombera malheureusement ensuite dans les limbes de la diffusion et ne vivra que grâce à quelques copies pirates américaines. Il n’aura pendant très longtemps qu’une reconnaissance symbolique.

Belladonna, c’est le récit de la transformation de Jeanne, une jeune femme superbe qui, après s’être faite violée par le seigneur de son village et ses hommes, va pactiser avec le Diable. Le film nous montre en fait comment une femme abusée va (re)découvrir son corps par l’onanisme, puis va fuir dans sa propre psyché, effectuant un voyage intérieur fantasmatique (la scène de la déambulation dans la neige), à la recherche du Soi. Elle rencontrera son Ombre (sous la forme du Diable, à qui l’immense acteur Tatsuya Nakadai prête sa voix) qui la révèlera à elle-même, fera exploser sa sexualité et jaillir sa féminité dans sa toute-puissance, rappelant que le désir peut enflammer le monde et le transformer. Integra Natura Renovatur Ignis. Jeanne part à la reconquête d’un corps qui n’appartient plus à ni à son mari, ni à son maître – ni à son patron. Une reconquête de son corps, et par là même du corps social. « Le corps est un chantier politique »[4], et le combat mené par Jeanne est une « tentative de déverrouillage du moi individuel bloqué par une conception familiariste de la société »[5].

Dans Belladonna, film très marqué par les années 60, Yamamoto explore les thématiques de l’époque qui lui sont chères. Il y a bien des similarités avec les auteurs japonais subversifs comme Shūji Terayama et le Tenjo Sajiki ou encore Aquirax Uno et avec les mouvements contestataires qui émergent dans la création cinématographique avec Oshima, Adachi, Wakamatsu. Combattant les tabous, la censure et les peurs de l’époque, ces artistes explorent les confins de la psyché collective et les limites du système. Fantasmes privés s’opposent aux terreurs collectives. Puisant dans ce même terreau, Tatsumi Hijikata, influencé par Genet, Bataille, Sade et Artaud, crée en 1958 la danse des ténèbres, l’Ankoku Butō. Deux ans plus tard, ont lieu dans l’espace public les premiers happenings du groupe de performers Zero Jigen, dont « une des bases de l’esthétique et de la démarche […] fut celle de toute une génération : le psychédélisme. Contre culture de la modification et de la relativité des états de conscience déniant toute limitation de la vie par les impératifs productivistes d’une société essentiellement basée sur la consommation et l’instrumentalisation des désirs. »[6] C’est dans cette effervescence que Yamamoto imagine son film, empreint de cette ambiance psychédélique – dans son sens premier et le plus fort de « révélation de l’âme ».

C’est une période en ébullition un peu partout dans l’hémisphère nord. C’est la contestation des dominations masculines et des pouvoirs oppresseurs sur les classes sociales inférieures et sur les femmes. Aux Etats-Unis, c’est le Black Panthers Party, les soulèvements et les émeutes de la communauté homosexuelle suite au Stonewall de New York, le féminisme combatif (Women’s Lib, les Feminine Mystique). De son côté, le Japon accuse le coup de la reconduction de L’ANPO, le traité de sécurité garantie signé en 1951 et prolongé en 1960 sous le nom de « Traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon ».

« Comme l’ont soulevé Jūrō Kara et Shūji Terayama, notamment dans Les Privilèges du corps, le langage du corps est le dernier catalyseur permettant de renverser la structure d’un pouvoir qui n’est qu’une fiction de la société contemporaine. »

Masao Adachi[7]

Pour les jeunes japonais de la fin des années 60, quand on hésitait entre aller voir un pinku ou un film politique au cinéma, on prenait une place pour un film de Wakamatsu. Le corps est un enjeu politique fondamental dans le combat. « Toutes les puissances morales de la civilisation, main dans la main avec le régime politique du capitalisme, sont fermement opposés à un usage du corps qui ne serait qu’objet, moyen ou outil de plaisir. »[8] A cette époque, on avait conscience qu’une des plus grandes armes révolutionnaires était la sexualité comme moyen d’émancipation. Le capitalisme s’est empressé de neutraliser cette redécouverte et cette exploration, tout comme il cherche à phagocyter l’imaginaire, en l’uniformisant, en le monoformisant via la publicité et la télévision.

La transformation est le cœur de toute révolution, de toute évolution (personnelle comme sociale), et c’est le fond de Belladonna. La transformation intérieure (transmutation alchimique), la transformation du corps social (de la paysanne soumise à la sorcière respectée devenue femme puissante), transformation de la structure narrative (du conte au pamphlet politique), métamorphose du corps (de l’humanité à l’animalité avec la séquence de l’orgie). À l’image des bouleversements sociaux, s’opère dans le film une mutation du fond (du signe au sens) et de la forme (de l’Art nouveau au Pop art ; du statique au mouvement).

Dans Belladonna, que Yamamoto coécrit avec l’intellectuel de gauche Yoshiyuki Fukuda, le Diable a le même statut que dans le livre de Michelet : il représente la toute-puissance du contre-pouvoir. « Le Diable n’est pas moins qu’un dogme, qui tient à tous les autres. Toucher à l’éternel vaincu, n’est-ce pas toucher au vainqueur ? Douter des actes du premier, cela mène à douter des actes du second, des miracles qu’il fît précisément pour combattre le Diable. Les colonnes du ciel ont leur pied dans l’abîme. L’étourdi qui remue cette base infernale peut lézarder le paradis. »[9] Michelet écrit plus loin : « On divisa habilement le royaume de Satan. Contre sa fille, son épouse, la Sorcière, on arma son fils, le Médecin. […] La médecine, surtout, c’est le vrai satanisme, une révolte contre la maladie, le fléau mérité de Dieu. Manifeste péché d’arrêter l’âme en chemin vers le ciel, de la replonger dans la vie ! »[10]

Il faut peut-être rappeler qu’entre 15ème et le 16ème siècle, on a volontairement retiré aux femmes la fonction de guérisseuse, leur ôtant encore du pouvoir et faisant entrer le corps dans un monde mécaniste, afin d’en améliorer l’exploitation. Y-a-t-il jamais eu sur terre de personnes plus exploitées, plus humiliées, plus instrumentalisées que les femmes ? « Se nommer ‘sorcière’, c’est tout à la fois ‘s’identifier aux victimes qu’ont faites de tous temps la misogynie et la persécution religieuse […] et rendre aux femmes la droit d’être fortes, puissantes et même dangereuses’. »[11] La Sorcière s’oppose donc radicalement au Dieu masculin, qui est exclusif et transcendant. Le néo-paganisme qu’on retrouve chez Starhawk ou dans la Wicca est profondément anti-patriarcal, inclusif et immanent. Belladonnna partage avec les films de Buñuel cette façon de décrire les mutilations psychiques en se servant de l’allégorie féminine. Si toutes les femmes ont le visage de Jeanne à la fin de Belladonna, ce n’est pas parce qu’il y a une uniformisation (et négation de l’individu dans la vision caricaturée du communisme tant craint par les Etats-Unis), mais combat global. Toutes les douleurs sont les mêmes. Elles doivent se retrouver et se reconnaître les unes les autres pour combattre le pouvoir oppresseur. Dans cette séquence, « c’est la même technique que dans le cinéma américain, mais utilisée autrement, qui permet de faire advenir un montage ‘organique’ qui transforme le contenu et fait même advenir un nouveau contenu (une vision marxiste de la société). Ce nouveau contenu advient […] lorsque la série successive de gros plans permet de donner une image (un visage) aux opprimés qui, d’un seul coup, décide de lutter (La série intensive de gros plans, c’est la révolution qui naît). »[12]

José Bénazéraf explique avec justesse que « tout érotisme a un impact révolutionnaire. L’érotisme est une révolte sexuelle. En société bourgeoise, c’est une forme d’anarchie. L’érotisme est une dénégation de toutes les structures de la société. » Il nous faut reconquérir ce corps qu’on nous a réquisitionné, kidnappé, volé. Ce corps qui continue d’être hanté, mutilé et souillé par les dominations et tous les abus de pourvoir. Le corps doit être utilisé comme une arme contre l’anéantissement et l’instrumentalisation de l’être humain par le néolibéralisme. L’Éros est peut-être l’ultime défense contre la réification du Capitalisme. « L’érotisation du capitalisme va de pair avec une capitalisation de l’érotisme. C’est aussi ce contre quoi s’insurgeait l’anarchisme du corps dont Zero Jigen est le plus fort représentant dans les années 1960-1970 au Japon. »[13]

Dans les mouvements de cette époque, aux Etats-Unis (Flower power, Free jazz/Black power), en France (l’influence du situationnisme, les groupes Medvedkine et Dziga Vertov, Jean Rollin), en Allemagne (le cinéma de Fassbinder, les films de Holger Meins, les critiques de Ulrike Meinhof,), en Italie (Pier Paolo Pasolini, Marco Ferreri), et un peu partout dans le monde, on a vu s’abolir la frontière entre l’hédonisme hippie du psychédélisme et les activismes politiques. Art et révolution, théorie et pratique, film et combat, narrations et recherches esthétiques n’étaient plus diamétralement opposés. Ils étaient conjoints dans la lutte, se rappelant que ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. Cette une opération alchimique politique, on la retrouvait autant chez René Vautier, Jean-Luc Godard ou Chris Marker que chez Masao Adachi, Glauber Rocha, Stan Brakhage, Jonas Mekas et tant d’autres. Il est dommage de voir que cette réunion du fond et de la forme, que cette rencontre de l’expérimental et du populaire, cette osmose de l’artistique et du politique semble aujourd’hui avoir disparu des radars. C’est peut-être une bonne chose. Il nous faut simplement réapprendre à être anonyme et totalement invisible aux yeux du pouvoir. Il nous faut nous rappeler « que nous absorberons tout, que nous avalerons Dieu pour en devenir transparents jusqu’à disparaître. »[14] Mais pour ça, il faut savoir ne pas entrer en compétition, refuser de parvenir, faire face à la volonté de dominer, lui préférer un engagement collectif et exorciser nos sociétés de leur réflexes d’obéissance. Depuis l’usine Fiat de Turin en 1969, le cri de guerre lancé n’a rien perdu de sa force ni de son éclat : Nous voulons tout. Et comme Jeanne, nous ne négocierons pas.

Vincent Capes, décembre 2016

[1] Éd. Gallimard, coll. Folio Classiques, 2016, p.29

[2] Renommé simplement Belladonna pour l’exploitation en salle en 2016.

[3] Aujourd’hui, de par sa naïveté, l’image à la fin du film peut prêter à sourire.

[4] Conférence de Nicole Brenez et Gô Hirasawa « Qui êtes-vous Kōji Wakamatsu et Masao Adashi ? », le 29 novembre 2010 à la Cinémathèque Française, reprise dans la postface du livre « Le Bus de la révolution passera bientôt près de chez toi – Écrits sur le cinéma, la guérilla et l’avant-garde (1963-2010) » de Masao Adachi, éd. Rouge Profond, 2012, p. 228. La conférence est visible ici :

https://www.canal-u.tv/video/cinematheque_francaise/qui_etes_vous_koji_wakamatsu_et_masao_adachi_conference_de_nicole_brenez_et_go_hirasawa.6399

[5] Bruno Fernandes, Pornologie vs Capitalisme – Le groupe de happening Zero Jigen, Japon 1960-1972, éd. Les Presses du Réel, 2013, p. 228

[6] Bruno Fernandes, Pornologie vs Capitalisme – Le groupe de happening Zero Jigen, Japon 1960-1972, éd. Les Presses du Réel, 2013, p. 227

[7] In Celui qui fut exposé au bûcher ardent – À l’aune de Fassbinder (2005), in Le bus de la révolution passera bientôt après de chez toi, édition établie par Nicole Brenez et Gô Hirasawa, éd. Rouge Profond, 2012, p. 212-213

[8] En prison, in Œuvres complètes de Hijikata Tatsumi, Tôkyô, Kawade Shobôshinsha 1998, vol. 1, p. 198, originellement paru en 1961 dans la revue Mita Bungaku.

[9] Jules Michelet, La Sorcière, éd. Gallimard, coll. Folio Classiques, 2016, p.44

[10] Jules Michelet, La Sorcière, éd. Gallimard, coll. Folio Classiques, 2016, p.42-389

[11] Emilie Hache, préface à l’édition de Rêver l’Obscur, éd. Cambourakis, Paris, 2015, p. 11

[12] Éric Dufour, La valeur d’un film : Philosophie du beau au cinéma, ch. « La conception politique du cinéma », éd. Armand Collin, 2015

[13] Bruno Fernandes, Pornologie vs Capitalisme – Le groupe de happening Zero Jigen, Japon 1960-1972, éd. Les Presses du Réel, 2013, p. 225

[14] Roger Gilbert-Lecomte, Avant-Propos, p.3 du fac-similé de la revue Le Grand Jeu n°1, in Le Grand Jeu collection complète, éd. Jean-Michel Place, Paris, 1977