« Nous dépendons de nos lieux plus encore que de nos proches. » Pascal Quignard[1]
« Mon garçon, va voir qui appelle.
– Ce sont des anges, car le jour se lève. » Thérèse d’Avila[2]
En 1886 est publié un ouvrage qui fera date dans l’histoire de la psychiatrie. Ce livre, écrit par un docteur austro-hongrois du nom de Richard Freiherr von Krafft-Ebing, est une sorte de compendium listant de façon quasi-exhaustive les pathologies et autres perversions sexuelles, popularisant par exemple les termes de masochisme et de sadisme (passés depuis dans le langage courant). Intitulé Psychopathia Sexualis : Étude médico-légale à l’usage des médecins et des juristes, ce livre est destiné à servir de manuel de référence aux médecins légistes et autres magistrats. Krafft-Ebing le rédige dans une langue universitaire et écrit même certains passages en latin, comme pour décourager définitivement les profanes. C’est l’une des premières monographies sur la sexualité et ce livre deviendra immédiatement un best-seller de la littérature psychiatrique qui se verra traduit très vite en plusieurs langues, et connaîtra un succès considérable en particulier en Angleterre. Aleister Crowley écrira et fera publier clandestinement par Leonard Smither, éditeur entre autres d’Oscar Wilde, un recueil de poèmes pornographiques, le célèbre White Stains (« Tâches blanches »), en réponse au livre de Krafft-Ebing. Il y dépeint en détails diverses perversions sexuelles qui sont traitées dans l’ouvrage. White Stains est « considéré par certaines autorités comme l’œuvre la plus immonde de toute la littérature anglaise. Crowley était en total désaccord avec ce professeur allemand qui, en bon infra-humain qui se respecte, soutenait que les déviations sexuelles étaient d’origine pathologique ou résultaient d’un “faute de mieux”. »[3]. Les puritains ayant en effet toujours la fâcheuse tendance à concevoir les différents aspects de la sexualité comme des perversions (de Charcot à Freud en passant par Krafft-Ebing), voire une dégénérescence, plutôt que comme des variations et des gammes sexuelles jouées sur l’instrument qu’est le corps.
Contemporains du livre de Krafft-Ebing, on sait que Henry James et son frère William étaient très férus de psychologie et de tous livres scientifiques. Certainement influencé par les cherches cliniques et psychiatriques autour de la sexualité féminine, Henry James écrira quelques années plus tard un court roman qui deviendra un classique de la littérature fantastique : Le Tour d’écrou. Dans ce roman, un personnage nommé Douglas lit à un auditoire le journal d’une gouvernante retraçant les tragiques événements qui se déroulèrent quelques années plus tôt dans le manoir de Bly, situé à la campagne en périphérie de Londres. Les jeunes orphelins Miles et Flora, dont la garde est confiée à un oncle peu enclin à la vie familiale, voient arriver une nouvelle gouvernante pour s’occuper d’eux. Celle-ci est une femme déjà vieille fille très protectrice. Assistant à d’étranges événements à Bly, elle pense que le domaine est hanté et que les enfants sont possédés par les esprits de Miss Jessel, la gouvernante précédente, et de l’ancien jardinier Peter Quint, tous deux morts l’an passé et qui entretenaient une liaison secrète aux tendances sadomasochistes.
Henry James questionne bien entendu la position de la femme à la fin du 19ème siècle, le rapport aux fantasmes et à une sexualité refoulée et réprimée. Ce n’est pas naïvement que 63 ans plus tard, à l’époque de la libération des mœurs, Jack Clayton va décider d’adapter à l’écran le chef-d’œuvre de James, critiquant ainsi toutes les répressions que l’homme a fait – et continue de faire – subir à la gente féminine dans la société anglaise[4].
Lorsqu’en 1959 il réalise son premier long métrage, Les Chemins de la Haute Ville (Room at the Top), Jack Clayton a 25 ans de métiers derrière lui. Il est entré dans le cinéma comme troisième assistant et de fil en aiguille s’est retrouvé producteur de John Huston. En presque 50 ans de carrière, Jack Clayton ne réalisera que sept longs métrages, deux courts métrages et un téléfilm. Il a déjà 40 ans lorsqu’il réalise son second film, Les Innocents. Se souvenant l’avoir lu enfant, Clayton décide de faire cette adaptation du livre de James, qui est en grande partie basée sur la pièce écrite par William Archibald[5]. L’adaptation définitive sera opérée par Truman Capote.
Lorsque ce film sort sur les écrans, le cinéma fantastique est en pleine mutation : d’un côté Mario Bava en Italie et les films de la Hammer en Angleterre proposent un renouveau du gothique via le technicolor ; de l’autre Roger Corman et ses films faits avec trois bouts de ficelle et tournés en moins d’une semaine (quand ce n’est pas un weekend). Alors que la mode est à la couleur, Clayton décidera de faire son film en noir et blanc pour une raison simple, au-delà d’une question financière : il parle et traite de la folie dans son film de façon fantastique en reprenant les bases posées par l’expressionnisme allemand[6] : déformation des perspectives, ombres disproportionnées et menaçantes, noir et blanc contrasté qui déréalise, jeu d’acteur exacerbé, influence des décors sur les corps autant que sur la psyché des personnages, charge allégorique. Comme dans La Maison du Diable de Robert Wise qui sortira deux ans plus tard, on ne comprend pas bien l’agencement du lieu, sa topographie, comment sont placées les pièces les unes par rapport aux autres dans le manoir de Bly. On voit l’escalier, imposant, monumental, disproportionné (archétype incontournable de la maison hantée), le hall d’entrée, le couloir qui mène aux chambres, la salle de classe, mais impossible de vraiment relier les pièces entre elles. Cet espace proprement « inimaginable » deviendra radicalement labyrinthique lorsque Deborah Kerr déambulera et tournant sur elle-même, avec le chandelier, transformant la maison en entité menaçante et non plus un endroit luxueux qui lui faisait tant envie au début. Car derrière chaque parcelle de Bly, derrière chaque moment de l’histoire se cache l’ombre menaçante de Quint.
On sent de profondes influences dans la réalisation de Clayton : celle d’Orson Welles avec les plans longs durant les discussions, les mouvements d’appareil amples et les caméras volubiles, le travail sur les grandes profondeurs de champ pour inscrire les personnages dans les lieux (ou dans les milieux en ce qui concerne Les Chemins de la Haute Ville) qui sont eux aussi acteurs de l’intrigue ; celle de Jean Cocteau pour les ambiances éthérées, pour les plans sur les rideaux, la scène du chandelier, la présence de Georges Auric au générique et l’importance des statues. Telles des traces du passage de la Méduse, les statues dans le film annoncent la venue du fantôme de Peter Quint – tout comme la comptine prépare toujours l’apparition d’un élément surnaturel. Les statues anticipent dans chaque plan l’apparition du spectre, et Clayton leur donne une place prépondérante en arrière-plan, perpétuellement menaçantes. La résolution de l’intrigue lors la scène finale aura lieu dans un cercle de statues, étranges témoins privilégiés d’une scène non moins étrange.
« […] le désir de me pénétrer davantage du décor et de la vue tout entière, de guetter, de ma fenêtre, l’aurore commençante d’un jour d’été, de découvrir les autres parties de la maison que ma vue ne pouvait embrasser, et, tandis que dans l’ombre finissante les oiseaux commençaient à s’appeler, entendre peut-être de nouveau certains sons moins naturels et venant, non du dehors, mais du dedans, et que je me figurais avoir entendu. »[7]
Selon Neil Synard, le biographe de Jack Clayton, le début du scénario original était très différent du résultat final[8] : il s’ouvrait par une séquence où Miss Giddens se retrouvait à l’enterrement du petit Miles en présence de l’oncle et de Miss Grose. Voulant plonger immédiatement les spectateurs dans une ambiance d’effroi, Clayton optera pour le noir complet et la petite ritournelle Oh Willow Waly. S’ensuit un gros plan sur les mains en prière et une élégie en voix off qui donne ainsi au personnage principal l’aval de la morale et de la raison. D’ailleurs, cette « sainteté » conférée au personnage sera soulignée lorsque Miss Giddens pénètre dans la demeure. En découvrant les lieux, elle s’extasie, joint les mains et, durant une seconde, une fenêtre ronde en arrière-plan lui offre une auréole.
« Dans le dédale de tous les esthètes qui ont si peu à dire, vous êtes le seul qui vraiment faites surgir la substance spirituelle des choses. » Ernst Jünger, lettre à Alfred Kubin
Dès l’arrivée de Miss Giddens sur la propriété de Bly, Clayton met en place une réalisation qui suggère de façon infime et diffuse une présence. Il y a tout d’abord un champ/contre-champ avec Miss Giddens qui regarde la campagne puis le panoramique qui suit la calèche qui roule sur le bord de la route, signifiant comme une présence ; lorsque Deborah Kerr, décidant de continuer à pied à l’entrée du domaine, passe près d’une sorte de grotte avant d’arriver au lac, la caméra ressemble à quelqu’un qui épie (positionnée derrière un arbre, elle effectue un panoramique vers la droite couplé à un travelling d’accompagnement) ; la façon dont la caméra est à hauteur d’enfant durant le travelling où Miss Giddens va coucher Flora lors de sa première nuit à Bly est une sorte de présage annonçant le venue de Miles (« Miles is coming ! Miles is coming ! »)[9].
Le traitement des fantômes est un crescendo très précis dans la dramaturgie du film. On aperçoit tout d’abord Quint en haut d’une tour. Indistinctement. De très loin. Puis, furtivement, on verra la silhouette de Miss Jessel traverser un couloir dans la pénombre lors de la partie de cache-cache nocturne. Dans un rapide jeu de champ/contre-champ, Clayton donne une matérialité à son fantôme en faisant bouger très légèrement le rideau après son passage, laissant une trace dans le présent[10]. A la fin de la partie de cache-cache, Miss Giddens se retrouvera face-à-face avec Peter Quint en le voyant à travers une fenêtre.
La scène au bord du lac est le moment charnière du film. C’est là que pour la première fois Clayton inscrit dans le même cadre un personnage vivant et l’apparition d’un revenant (sans qu’un écran, comme une vitre, les sépare), brouillant les pistes de lecture, conférant au spectre un ancrage dans la réalité, une existence véritable – tout du moins dans l’esprit de cette pauvre Miss Giddens, dont on suit sans le moindre repos le point de vue tout le long du film. Dans cette séquence, il n’y a aucun artifice : pas de transparence, pas de trucages ni d’éclairage particuliers, pas de zone d’ombre et surtout pas de musique ni d’effet sonore. L’existence des fantômes n’est due qu’à un jeu de champ/contre-champ. Les spectres se mettent à prendre corps simplement parce que « quand l’imagination excitée se fixe sur une chimère, celle-ci finit par se matérialiser tôt ou tard »[11]. Alors que le spectre de Miss Jessel est inscrit dans le champ avec les personnages, que ce soit de l’autre côté de la rive ou dans la salle de classe, le fantôme de Quint est toujours derrière une fenêtre ou au loin, sur un muret ou en haut d’une tour, symbolisant un insurmontable. Le fantôme de Miss Jessel est le seul qu’on retrouve à l’intérieur de la demeure de Bly. Quint n’entrera jamais. A tel point que Mrs. Grose nous explique qu’il est mort sur les marches, juste sur le seuil, sans pénétrer dans la maison. La bestialité s’oppose définitivement à l’éducation et au savoir-vivre.
Le film commence un peu comme un conte de fées. En allant à Bly, Miss Giddens réalise ses rêves : devenir mère, avoir une grande maison. Mais le lieu déchaînant les fantasmes de la gouvernante [12], ce rêve va se transformer en incursion dans le chaos, car la gouvernante à la psyché fragile ne parviendra pas à surmonter son plus grand tabou, celui du désir.
Dans Les Innocents, la sexualité du personnage principal n’est abordée qu’allégoriquement, le film soulevant la question du refoulement dans la société puritaine. Le choix de Deborah Kerr (star du cinéma anglais qu’on retrouve dans Le Narcisse Noir de Michael Powell et Emeric Pressburger) est un parti-pris fort de la part de Clayton. En la faisant jouer dans un film qui évoque un fantasme érotico-pédophile et un drame psychosexuel, il érafle volontairement l’image de « la parfaite rose anglaise », lui rajoutant une couche névrotique et hystérique, sexuée mais refoulée, entre extrême normalité et nymphomanie inavouée. Ce personnage, dont tout le champ lexical est issu de la tradition puritaine anglo-saxonne, est une sorte de vieille fille rendue frigide à cause d’un père autoritaire. Elle est totalement effrayée à l’idée des pulsions de Quint et Jessel. Frustrée, elle l’est sans aucun doute, mais n’est-elle pas aussi excitée par cette relation où Quint représente le désir bestial ? N’est-elle pas d’ailleurs littéralement éblouie pas les premières fois où elle voit le jardinier (en haut de la tour et le portrait dans le grenier) ?
Tout comme chez Henry James, l’évolution psychologique du personnage joué par Deborah Kerr dans le film est faite tout en finesse. Il est impossible pour le spectateur de savoir s’il assiste à un délire paranoïaque ou à réelles apparitions. Clayton ne prend jamais parti et ne nous dit pas quoi penser, comment interpréter. Plus le film avance, plus le spectateur hésite : est-ce une morale et une vertu qui portent Miss Giddens ou bien une foi aveugle alliée à un manque de lucidité ? Une des grandes forces du film est que cette question restera à jamais irrésolue, Clayton glissant constamment le doute dans l’esprit de son spectateur. En maintenant jusqu’au bout cette hésitation, il en fait un des films fantastiques les plus réussis – tel que Tzvetan Todorov définit le fantastique. Pour Todorov, il faut qu’il y ait hésitation et non-résolution : « Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel. […] Celui qui perçoit l’événement doit opter pour l’un des deux solutions possibles : ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un produit de l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont ; ou bien l’événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. […] Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu’on choisit l’une ou l’autre des réponses, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux. »[13] Dans Les Innocents, Clayton, tout comme James dans sa nouvelle, adopte le point de vue de la gouvernante et ne le quitte jamais[14], ce qui a pour effet de nous laisser dans l’incertitude et dans l’incapacité de faire un choix. C’est de suivre inlassablement le point de vue de Miss Giddens qui brouille la lecture du film : était-ce le délire fantasmatique érotisée d’une femme ou bien la demeure de Bly est-elle réellement hantée ? Personne ne voit les fantômes dans le film, à part elle. Aucun choix n’est fait à la fin entre le délire et le surnaturel. D’ailleurs, on ne sait pas ce qui nous rassurerait le plus en tant que spectateur : que les fantômes existent réellement ou le danger que représente la gouvernante pour ces pauvres innocents.
Une des différences fondamentales avec le livre de James – qui reste plus vague à ce sujet – est que Clayton décide de toujours filmer les enfants comme une menace : la tension de l’arrivée de Miles, la toile d’araignée, la lucidité du jeune garçon au sujet de leur oncle, les jeux de charme vis-à-vis de sa gouvernante, la scène de l’étranglement dans le grenier et bien sûr le jeu de plongée/contre-plongée avec les enfants en train de rire après la partie de cache-cache, les rendant impressionnants, inversant les rapports de forces adulte-enfant. Ce procédé d’inversion apparaît à plusieurs reprises dans le film et sous plusieurs formes : les chambres des enfants sont étrangement austères, quasiment vide, et on verra que les jouets ont été mis au grenier (Miss Giddens actionnera la boîte à musique) ; par les positions des corps, les deux femmes se retrouvant en bas des escaliers ou la gouvernante se mettant à genoux devant les enfants à plusieurs reprises ; par le travail sur la profondeur de champ, Clayton mettant souvent au premier plan un des enfants avec Deborah Kerr plus loin, plus petite qu’eux, diminuée.
Cette désorientation des valeurs et des rapports dominants-dominés, Clayton l’exacerbe jusqu’à l’épouvante en traitant les enfants comme des adultes, plaçant ainsi le spectateur dans un principe d’indifférenciation. En plus des jeux de séduction de Miles (« I like when it’s hot »), Clayton utilise l’idée des insanités proférées par les enfants – mais que nous n’entendrons jamais – pour suggérer un comportement adulte de leur part. Corollairement, un comportement adulte implique de façon inavouée – voire inconsciente – un comportement sexué. Selon les dires de Mrs Grose, ils auraient assisté à des scènes de débauche et auraient vu Quint et Jessel faire l’amour – bestialement, comme le suggère tout le long Miss Giddens. Cela amène dans le film l’idée d’une scène refoulée, invisible pour le spectateur. Cette scène invisible, Freud l’appelle Urzsene, qui veut littéralement dire « la scène originaire », et qu’on traduit communément par « la scène primitive ».
« La trace est le ‘ça a eu lieu’ du film, la survivance. […] le cinéma est le simulacre absolu de la survivance absolue. Il nous raconte ce dont on ne revient pas, il nous raconte la mort. Par son propre miracle spectral, il nous désigne ce qui ne devrait pas laisser de trace. »[15]
En ne représentant pas l’acte[16], en le tenant en réserve du visible, en laissant en amont la scène terrifiante, Clayton évite soigneusement le problème de l’anecdote et ne tombe pas dans une psychologisation facile, ou pire dans une explication rationnelle et une justification. Il oblige le spectateur à déployer la chose dans son imaginaire, la transformant ainsi en signe, en présage. L’image ne montre pas et le mot nomme à peine ce qui fût, générant ainsi du fantasme, du désir, comme une prémonition. « La pensée n’est qu’un substitut du désir hallucinatoire, et on comprend aisément que le rêve ne soit qu’accomplissement de désir, puisque seul le désir peut pousser au travail notre appareil psychique. »[17] Clayton ne nous montre pas et laisse ses personnages évoquer les détails de l’histoire – comme on parle d’un détail en analyse – pour que le spectateur l’agrandisse dans son imaginaire, zoome dessus, fasse un focus[18]. Agrandir un détail change la perception et la nature de la chose elle-même afin d’accéder à un autre espace, un autre temps, à d’autres dimensions.
Walter Benjamin est le premier à souligner la naissance concomitante du cinéma et de la psychanalyse. D’un côté, en restant extérieur, on tente de regarder ce qui se passe à l’intérieur de quelqu’un. C’est l’invention de l’écoute du rêve. De l’autre côté : on tente de projeter vers l’extérieur les choses intérieures. Du fond de l’être, de l’Ipsissimus, on essaie de montrer l’extérieur. C’est l’invention de la vision du rêve.
Le cinéma appartient tout entier à l’Imaginaire. Il n’entre pas dans le réel. Il sort. Il jaillit de l’imaginaire et n’arrive nulle part. Il ne veut ni passé (il se remake inlassablement depuis le début[19]), ni odeur (la courte durée de vie de l’odorama), ni paternité (il refuse l’assujettissement à l’opéra, dont il est pourtant le plus proche dans l’idée d’« art total »), ni patrie (la bataille pour savoir si c’est Edison ou les Frères Lumières). Il reste dans le rêve et persiste dans le changement d’état. Il n’évolue pas ; il se modifie techniquement et technologiquement. Il sort. Il a peut-être été inventé pour que la vision et le rêve se fassent soudainement tactile. Le cinéma est une machine à créer des fantômes et des fantasmes.
Dans Ghost Dance de Ken McKullen, Jacques Derrida explique qu’« être hanté par un fantôme, ça veut dire : avoir la mémoire de ce qui n’a jamais été présent, de ce qui n’a jamais eu la forme de la présence ». Dans Pataphysique des Fantômes, René Daumal définit un trou comme une absence entourée de présence. Dans son livre Le nom sur le bout de la langue, Pascal Quignard dénombre au moins trois mémoires : celle de ce qui n’a jamais eu lieu (le fantasme) ; celle de ce qui a été (la vérité) ; celle de ce qu’on a perçu (la réalité). Les Innocents de Jack Clayton est un film qui oscille inlassablement entre ces trois notions de fantasme, de vérité et de réalité. Par cette hésitation, il met l’imaginaire du spectateur en feu. La force du fantasme et de ce qu’on a pas encore vécu se mêlent à la ferveur du souvenir et de ce que qu’on a pas vu et qu’on imagine. Ce corpus représente tout ce qui « vient par-dessous ». C’est l’écho sur les parois crâniennes du retentissement d’un évènement dont nous n’avons pas connaissance, qui a toujours été là ou qui n’est pas encore advenu. Andreï Tarkovski avait raison d’être convaincu que le Temps est réversible et qu’il ne se déroule pas en ligne droite[20].
Le 18 novembre 1989 à 14 heures et 34 minutes précisément, le satellite COBE fût lancé et placé sur une orbite à 900 km d’altitude. COBE est l’acronyme de Cosmic Background Explorer. Il a été créé pour procéder à l’étude du fond diffus cosmologique, émis environ 380 000 ans après la création de l’univers. Le modèle standard de la cosmologie prédisait que ce rayonnement devait présenter un spectre électromagnétique de corps noir. Les premiers résultats officiels furent annoncés le 23 avril 1992. Evénement majeur dans l’histoire de l’astrophysique, ils confirmèrent que la chaleur émise par le Big Bang avait laissé un rayonnement fossile encore présent et perceptible dans le fond de l’univers. Une trace actuelle d’un passé suprême.
Vincent Capes, février 2016
[1] Les Paradisiaques, éd. Folio Gallimard, 2007, p.86
[2] Je vis mais sans vivre en moi-même, traduction de Line Amselem, éd. Allia, 2008, p.113
[3] Source : http://blockhaus.editions.free.fr/Magick.htm
[4] Il faut aussi souligner le traitement de la figure masculine et l’absence paternelle qu’on retrouve régulièrement chez Clayton : dans Les Chemins de la Haute Ville, le père de Joe est mort, son oncle ne prononce qu’une seule phrase très courte et la relation avec le père de Susan est hautement conflictuelle ; dans Les Innocents, l’oncle ne veut pas entendre parler des deux enfants dont il est devenu le tuteur et il n’y pas d’homme à Bly à part Quint (qui avait une mauvaise influence sur Miles comme le précise Mrs. Grose) ; dans Chaque soir à neuf heures (Our Mother’s House, 1967) le père est un homme détestable, un perdant qui a abandonné ses enfants, un profiteur qui joue de ses charmes et instrumentalise sa propre progéniture alors que leur mère vient tout juste de mourir.
[5] Le Tour d’écrou a également été adapté en opéra en 1954 par Benjamin Britten.
[6] Bien qu’encore discutées, on peut situer les racines du cinéma fantastique dans l’expressionisme allemand avec Le Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene (1920) et Nosferatu le vampire de F.W. Murnau (1922).
[7] Henry James, Le Tour d’écrou, 1898, Ebook, Mai 2005, p.22
[8] « Les coulisses d’un film de genre », dans les bonus du DVD distribué en France par GCTHV.
[9] Miles est interprété par Martin Stephens qui a joué un an plus tôt dans Le Village des damnés de Wolf Rilla.
[10] Leçon de cinéma importante dont se rappelleront bien des cinéastes, dont David Cronenberg pour son superbe Spider en 2002 et tous les réalisateurs de films de fantômes japonais, de Hideo Nakata à Kiyoshi Kurosawa en passant par Takashi Shimizu.
[11] Alfred Kubin, Le Cabinet des curiosités, 1925, éd. Allia, 1998
[12] Symbolisés par les fantômes, ces derniers n’étant qu’un moyen narratif pour détourner notre attention du fond du film : les tabous et la sexualité refoulée (le sadomasochisme, la sexualité infantile, voire nécrophile puisque la dernière image du film nous montre Miss Giddens embrassant un cadavre).
[13] Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, éd. Seuil, 1967, p.29. Cité par Jean Regazzi in L’Enfance de la peur – dans le hors-champ de Bob Clark, Jack Clayton et Richard Loncraine, éd. L’Harmattan, 2013, p.13
[14] Cette façon d’adopter ainsi le point de vue du personnage, le suivre au plus près sans jamais le lâcher ni en sortir, est une démarche que l’on retrouve – entre autres – dans L’Echelle de Jacob d’Adrian Lyne (1990), dans Spider de Cronenberg à nouveau, et dans Le Locataire de Polanski (1976). A ce propos, c’est une leçon que Polanski a tiré de Répulsions (1965) et de Rosemary’s Baby (1968) puisqu’on quittait à plusieurs reprises le point de vue des personnages principaux, chose qu’il ne refait pas dans Le Locataire où l’on est totalement en apnée dans la tête du personnage de Trelkovsky.
[15] « Jacques Derrida – Le cinéma et ses fantômes », Entretien recueilli par Antoine de Baeque et Thierry Jousse le 10 juillet 1998, paru dans Les Cahiers du Cinéma n°50, avril 2001, p. 80
[16] D’où l’une des erreurs fondamentales de la préquelle de Michael Winner intitulée Le Corrupteur (The Nightcomers) sortie en 1972.
[17] Sigmund Freud, L’Interprétation des Rêves, Paris, P.U.F., 1967, traduction I. Meyerson, révisée D. Berger, p.591
[18] Technique efficace qui sera reprise de nombreuses fois, comme par exemple David Fincher en 1995 avec Se7en.
[19] Pour tenter de mettre fin au débat autour des remakes, il faut se rappeler à ce sujet que le tout premier film de l’histoire du cinéma, La Sortie de l’usine Lumière à Lyon tournée en 1895, a fait l’objet d’un remake dès 1896. Et il en existe au moins trois versions.
[20] in Journal 1970-1986, éd. Cahiers du Cinéma, 1993, p.134