Le Procès d’Orson Welles (1962)

« Légende dorée et réalité triviale »[1]

 

« Un gentilhomme juif se meurt dans une pension de famille tenue par une vieillie irlandaise. Comme il n’en a plus pour longtemps, elle va chercher un prêtre qui ouvre sa serviette et demande : ‘Croyez-vous au Père, au Fils et au St-Esprit ?’

Le type répond : ‘Je suis mourant et il me pose des énigmes !’ »[2]

Il y a des êtres trop grands pour que le monde ne les contienne. On croirait des personnages sortis tout droit de contes de fées ou de romans picaresques. Ils ont en commun d’être toujours généreux, de bons vivants, profondément humains, amoureux de la vie, de sacrés bouffons farceurs et aussi de grands mythomanes. Des menteurs pathologiques, peut-être, mais surtout des créateurs de mythes qui font du monde une fable, un lieu légendaire. Rabelais faisait partie de ces êtres-là. Aleister Crowley en était également. Alejandro Jodorowsky à coup sûr. Et Orson Welles aussi, aucun doute possible. Ils ont tellement de mois différents et si peu d’égo – contrairement aux apparences trompeuses – qu’ils sont à peu près Tout[3].

Il y a toujours eu plusieurs Orson Welles. Une myriade. Welles était protéiforme et multiple. Il aimait la falsification, on le voit dans ses films et ses émissions radio. Il aimait la métamorphose. Il aimait se déguiser et se grimer. Il a cherché toute sa vie à devenir quelqu’un d’autre à défaut de ne pouvoir être plus personne. Les personnages qu’incarne Welles sont au cinéma ce que Mrs. Dalloway de Virginia Woolf est à la littérature : une disparition du moi en autrui, un évanouissement de la personne. Parmi les nombreux projets inachevés de Welles (Don Quichotte, The Other Side of the Wind, The Deep, The Cradle will rock…), il y en a un particulièrement dans lequel il explorait ce thème : The Dreamers, l’histoire d’une cantatrice qui, ayant perdu mystérieusement la faculté de chanter, trouve dans la chorale de son village un jeune garçon qui a exactement la même voix qu’elle. Elle décide de le prendre sous son aile, lui donne des cours et se sert de lui pour faire croire au reste du monde qu’elle peut encore chanter. Ce rapport de pouvoir devient une relation érotique puis une histoire de vengeance. La trahison et les faussaires étaient dans les sujets favoris du réalisateur.

Personne gargantuesque, Welles était trop grand pour l’Europe et trop ancien pour les Etats-Unis. C’était un américain trop américain pour les américains eux-mêmes. Bigger than life. A partir de Macbeth (1948), il est devenu toujours un peu plus européen, voyageant et revisitant inlassablement la culture de la vieille Europe (Cervantès, Kafka et bien sûr Shakespeare), ou alors inventant des personnages comme Gregory Arkadin, plus européen que les européens. Welles dit avoir toujours défendu un point de vue « chevaleresque, qui correspond à des idées européennes très anciennes »[4].

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C’est sur le tournage d’Austerlitz d’Abel Gance qu’Orson Welles, qui interprète le rôle de Robert Fulton, rencontre Michael Salkind, fils du producteur Alexander Salkind. Celui-ci lui propose de produire l’adaptation d’un roman. Il lui donne une liste de titres de livres dans laquelle Welles est libre de choisir celui qu’il veut. Voyant Le Procès de Kafka, il fait part à Salkind de son désir d’adapter plutôt Le Château. Ce dernier refuse et arrive à convaincre le réalisateur américain de faire Le Procès.

Depuis Citizen Kane (1941), c’est le premier film où Welles n’est pas obligé de faire de compromis, et ce même montage[5]. Seul un problème de décor à Zagreb l’oblige à faire une concession et à s’adapter. Il tourne finalement dans l’ancienne gare d’Orsay – et le hasard fait bien les choses car ce décor donne au film toute sa densité. Welles est un habitué de ce genre de rebond : on se souvient de la scène des thermes dans Othello dix ans plus tôt dont il improvise la mise en scène, les costumes n’étant toujours pas arrivés sur le plateau le jour du tournage.

Contrairement à ce que Welles aime dire à qui veut l’entendre dans les interviews, Edmond Richard, chef opérateur sur Le Procès, raconte que tout est écrit, très précis, très découpé, et que Welles oblige tous les techniciens à une très grande rigueur[6] – c’est clairement visible à l’écran. Il a une façon simple et efficace de tester les compétences et les limites de ses techniciens (et par la même de se les mettre dans la poche en montrant qui est le patron sur le plateau) : il commence le tournage par le plan le plus complexe. (C’est une technique qu’il avait déjà employée, en particulier sur le tournage de Macbeth.) Dans Le Procès, c’est le long plan-séquence chez Mme Grubach au début du film. C’est seulement le troisième plan et par ses choix de mise en scène, Welles parachute d’emblée le spectateur au cœur de l’intrigue[7]. Par l’utilisation d’un grand angulaire (l’objectif préféré de Welles) qui va se glisser dans un coin de la chambre (et prendre ainsi des allures de caméra de surveillance), par de subtils mouvements d’appareil (dont un travelling vers le bas couplé à un panoramique qui entraîne une contre-plongée lorsqu’entre le deuxième policier à la huitième minute du métrage), Welles met en place tous les enjeux du film : le personnage est écrasé par le système dans lequel il est pris. Embarqué dans une situation asphyxiante qui le dépasse, il va tenter de comprendre ce qui lui arrive. Evidemment en vain.

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« Je n’ai rien à expliquer. Je dois simplement faire penser qu’il se passe des choses dans la pièces adjacente auxquelles tu ne comprends rien »[8]

Il faut souligner l’importance formelle du film de Welles dans l’univers de la dystopie[9]. Dans Le Procès, c’est plusieurs lieux qui s’emboîtent et fusionnent. C’est un film-collage constitué de morceaux de plusieurs villes qui fabrique une sorte de ville-principe qui peut être n’importe quelle ville, qui représente toutes les villes. Cette possibilité de coller ensemble des rushes totalement disparates dans la plus grande cohérence visuelle, Welles la doit aux talents d’Edmond Richard qu’il oblige à travailler à gamma constant pour donner un noir et blanc homogène malgré les différents lieux ou les différentes pellicules employées. « Le spectateur, à mesure que le film se développe, perd tout sens spatial, et la maison du peintre, le tribunal, l’église communiquent désormais entre eux. » écrit Michel Ciment[10]. Ce sont plusieurs endroits qui donnent naissance sur la table de montage à un seul lieu archétypal, mais ce sont aussi plusieurs époques. Deleuze souligne à juste tire que « la réussite de Welles en fonction de Kafka, c’est d’avoir su montrer comment des régions spatialement distantes et chronologiquement distinctes communiquaient entre elles, au fond d’un temps illimité qui les rendaient contiguës »[11]. Car en effet, c’est tout le 20ème siècle qui est convoqué dans le film. Le roman de Kafka est publié à titre posthume durant l’entre-deux-guerres, en 1925, un an après la mort de son auteur. En pleine guerre froide et sous la menace de la bombe A, Welles en appelle à la fois aux ambiances concentrationnaires et à l’imagerie atomique pour questionner les limites de la démocratie, pour critiquer le système bureaucratique, pour s’en prendre à la ploutocratie et attaquer avec virulence tous les totalitarismes. Etonnamment, il y a une logique plus implacable encore dans le film de Welles que dans le roman de Kafka. Même les moments d’humour, noir certes, déjà présents dans le roman, n’allègent pas la pesanteur de l’ambiance. Ils la rendent tout juste supportable. Et l’érotisme dérangeant – quant à lui totalement absent du roman – n’arrange rien. Il opacifie l’étrangeté et rend le malaise général encore plus étouffant.

La perte de l’innocence est un thème cher à Welles. C’est aussi la raison principale qui le relie à Shakespeare. Qu’est-ce qui fait de nous des hommes ? Cette vaste question du choix et des responsabilités. Comme chez Shakespeare, les actes des hommes engagent l’avenir du monde chez Welles.

Il soumet toujours son spectateur à une surcharge d’informations. Mais ce n’est qu’une manière de détourner l’attention, une façon habile de nous obliger à regarder la main droite qui s’agite alors que la gauche dissimule quelque chose. C’est de la pure prestidigitation. Welles n’a jamais été autre chose qu’un magicien. Le cinéma est certainement le plus « magique » de tous arts, magique dans le sens crowleyen du terme. Celui qui permet une manipulation totale de la réalité pour arriver à ses fins. Car le cinéma, c’est bien « l’art et la science de causer des Changements en accord avec la Volonté. (…) la science de la compréhension de soi et de ses conditions. (…) l’art de mettre cette compréhension en action. »[12]

Mais il y a évidemment un plaisir à être dupé, surtout par Orson Welles. Car il n’est pas de ceux qui détournent l’attention pour attaquer par derrière. Il est spectaculaire mais il ne fait pas dans le divertissement, il ne fait pas « diversion », non. Il est celui qui plonge dans la quête de ce qui se dérobe perpétuellement à notre regard, celui qui cherche ce qui est important sans vraiment savoir ce qu’il cherche. Il est cet amoureux du mystère, de l’énigme, du secret. Il est celui qui fonce la tête la première et qui souvent se fait avoir. La Dame de Shanghai se termine par cette phrase de Michael O’Hara : « On est toujours l’idiot de quelqu’un. » L’histoire de MacBeth est décrite par les sorcières comme « un récit conté par un idiot. » Lorsque le mardi 17 mai 1987 Deleuze explique dans sa conférence à la FEMIS[13] que dans la pire urgence, l’idiot c’est celui qui ne bouge pas, conscient qu’il y a quelque chose de plus important à faire, de plus fondamental à dégager, quelque chose de plus urgent que l’urgence de ce problème déjà urgent qu’on devrait fuir mais qui nous fait rester. Deleuze parle à ce moment-là de Dostoïevski et de Kurosawa, mais c’est peut-être Welles qui illustre le mieux son propos.

« (…) c’est une terre semée de pièges, pour la traverser indemne, il faut connaître les mots de passe »

Lotte Eisner, L’Ecran Démoniaque[14]

Bien qu’au fond tous les personnages de Welles soient manipulateurs ou manipulés (Arkadin se sert de Van Stratten pour faire disparaître son passé, O’Hara porte le chapeau dans le plan d’Arthur Bannister, Othello est la marionnette de Iago, Macbeth celle de sa femme, Franz Kindler instrumentalise les Longstreet, Falstaff et Welles lui-même dans F for Fake déforment la réalité et s’en arrangent allègrement, tout comme Quinlan), son cinéma s’architecture, s’arcboute, sur une seule idée, simple, malicieuse, enfantine, atavique, issue des contes de fées : tout le monde a un secret. Tout le monde a quelque chose à cacher. C’est le « Sésame » qui ouvre ses films – le premier mot prononcé dans le premier film de Welles est un mot de passe. Mais si Eugen Morgan et Isabel Amberson resteront toujours secrètement amoureux, si Charles Foster Kane s’en va avec son secret, le problème de K dans Le Procès, c’est qu’il ne sait pas quel est le sien. C’est en cela que ce personnage est proche de nous : nous avons nous aussi oublié notre secret. Pire, nous avons même oublié que nous en avions un. C’est pourtant connu : vous n’avez rien à craindre si vous n’avez rien à cacher. Si vous avez peur, c’est donc que vous avez bien quelque chose à vous reprocher. Les pires horreurs de l’humanité ont été légitimées grâce à cette propension humaine à la culpabilité.

Vincent Capes, 2015

[1] Titre extrait du texte « Welles, l’amour du cinéma » de Serge Daney, in Ciné journal volume II / 1983-1986, éd. Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, p.224

[2] Orson Welles, Moi, Orson Welles – Entretiens avec Peter Bogdanovich, Editions du Seuil, collection Point-Virgule, 1996, p.296

[3] C’est ici une paraphrase de Pascal Quignard dans l’entretien « Reflexiones desde el arte » sur la chaîne Otro Canal : http://www.otrocanal.cl/video/pascal-quignard-reflexiones-desde-el-arte

[4] Entretiens avec Orson Welles par André Bazin, Charles Bitsch et Jean Dormachi, in Orson Welles de André Bazin, éd. Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 2006, p.173

[5] Le premier depuis Citizen Kane si l’on omet – volontairement – d’évoquer Le Criminel sorti en 1946.

[6] Dans les suppléments du DVD Le Procès, Studio Canal, collection Classique, 2003

[7] Bien sûr, il ne faut pas négliger l’importance de la parabole d’introduction du film, Before the Law, magnifiquement mis en image par Alexander Alexeieff et Claire Parker sur leur écran à têtes d’épingle (qui sont alors en pleine réalisation de leur adaptation du Nez de Gogol) et comme toujours narrée par Welles  – qui double également pas moins de 11 personnages dans le film.

[8] Moi, Orson Welles – Entretiens avec Peter Bogdanovich, p.304

[9] On peut évoquer l’influence du film sur Alphaville (1965) de Jean-Luc Godard ou Brazil (1985) de Terry Gilliam, mais aussi le parallèle avec Eraserhead (1977) de David Lynch, notamment dans le long travelling latéral lors de la scène de la valise au pied des immeubles. Merci à U235 d’avoir relevé ce point.

[10] in Les Conquérants d’un nouveau monde, éd. Gallimard, 1981, p.219

[11] in Image-Temps, Les éditions de Minuit, 1985, p.150

[12] Aleister Crowley, Magick en théorie et en pratique, in Magick Liber ABA, traduction de Philippe Pissier, éd. ESH, 2013, p.182-189

[13] « Tout se passe comme si dans la pire urgence, il y a le feu, il y a le feu, il faut que je m’en aille, je me disais, non, non, il y a quelque chose de plus urgent, quelque chose de plus urgent, et je ne bougerai pas tant que je le saurai pas. C’est l’idiot ça ; c’est l’idiot, c’est la formule de l’idiot. Ah ! Mais vous savez, non, non, il y a un problème plus profond, quel problème ? Je ne vois pas bien, mais laissez-moi, laissez-moi, tout peut brûler, sinon quand on arrive, il faut trouver ce problème plus urgent. » in Qu’est-ce que l’acte de création ? Conférence donnée par Gilles Deleuze dans le cadre des mardis de la fondation FEMIS, le 17/05/1987

[14] Editions Eric Losfeld, collection Ramsay Poche Cinéma, 1981