Si vous n’avez pu être là le 25 juin 2016 pour la première séance d’Education populaire autour de la philosophie sociale, voici les « lectures critiques pour tous » qui ont été abordées et développées en présence de Philippe Corcuff et Frédéric Toussaint.
Premier cours : Penser en dehors des automatismes
1/ Critique du substantialisme (ou essentialisme) chez Ludwig Wittgenstein (1889-1951)
« L’erreur que nous pouvons commettre est celle-ci: nous voulons utiliser un signe et nous le regardons comme s’il existait un objet correspondant au signe. (Une des causes de l’erreur est encore notre recherche « d’une substance qui réponde à un substantif ») […]
Mais la difficulté de nous en tenir à cette ligne de recherche vient de notre constant désir de généralisation.
Ce désir est la résultante d’un certain nombre de tendances qui sont à l’origine de certaines confusions et méprises en philosophie. Par exemple:
a) La tendance à croire qu’il existe un élément singulier commun à toutes les entités que désigne globalement le terme de généralisation. Nous pensons ainsi que tous les jeux ont en commun une certaine propriété, et que celle-ci justifie le vocable générique « jeu » que nous leur appliquons; alors que tous les jeux sont groupés comme une famille dont tous les membres ont un air de ressemblance. Les uns ont le même nez, les autres les mêmes sourcils, d’autre encore la même démarche, et ces ressemblances sont enchevêtrées. […]
Au lieu de « désir de généralisation », je pourrais tout aussi bien parler de « mépris pour les cas particuliers » […]
Et pourquoi ce que les nombres finis et les nombres transfinis peuvent avoir en commun serait-il plus intéressant à nos yeux que ce par quoi ils se distinguent? Ou plutôt je devrais affirmer sans laisser place au doute que les deux choses ont une importance égale, car c’est là ce qui caractérise notre mode de pensée. »
Ludwig Wittgenstein, Cahier bleu (1933-1934)
2/ La critique du Tout et la connaissance comme relation chez Friedrich Nietzsche (1844-1900)
« Il me semble important qu’on se débarrasse du Tout, de l’Unité, de je ne sais quelle force, de je ne sais quel absolu… Il faut émietter l’univers, perdre le respect du Tout. »
« La plus grande fable que l’on ait inventée est celle de la connaissance. On voudrait savoir comment sont faite les choses en soi : or, il n’y a pas de choses en soi. À supposer même qu’il y eût un « en soi », un absolu, pour cette raison même il ne saurait être connu. L’inconditionné ne peut être connu ; sans quoi il ne serait plus inconditionné. Connaître, c’est toujours « entrer en relation avec quelque chose »… Le philosophe de la connaissance souhaite que ce qu’il cherche à connaître ne le concerne en rien et ne concerne personne non plus, cela donne une première contradiction entre la volonté de connaître et le désir de n’y voir aucun intérêt (car dans ce cas, à quoi bon connaître ?), et une seconde contradiction, car ce qui ne touche personne n’existe pas, ne peut donc pas être connu. Connaître, c’est « se mettre en relation avec une chose », se sentir déterminé par elle et la déterminer en retour… C’est donc en tout cas une façon de constater, de designer, de rendre conscientes des relations (non pas de scruter des êtres, des choses, des « en soi »). »
Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance (notes publiées de manière posthume)
« Nous ne pouvons contourner notre angle du regard […] Mais je pense que du moins nous sommes loin, aujourd’hui, de la présomption ridicule consistant à décréter depuis notre angle que l’on ne peut légitimement avoir de perspective qu’à partir de cet angle-là. »
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1882 et 1887)
3/ La critique des absolus en politiuqe chez John Dewey (1859-1952)
« En général, les théories politiques ont partagé le caractère absolutiste de la philosophie. Par cette affirmation, nous ne visons pas seulement les philosophies de l’Absolu. Même les philosophies prétendument empiriques ont fait appel dans leurs théories à une certaine finalité et à une certaine éternité, ce qu’on peut exprimer en disant qu’elles ont eu un caractère non historique. Elles ont isolé leur objet de ses connexions, et tout objet isolé, du seul fait d’être déconnecté, prend un caractère inconditionnel. Les théories sociales ayant affaire à la nature humaine ont postulé un certain «individu» fixe et standardisé dont les traits qu’on attribue aux phénomènes sociaux pourraient être déduits. […]
Évidemment, ce qu’une telle affirmation ignore, c’est que «les actions et les passions» des hommes individuels sont concrètement ce qu’elles sont – leurs croyances et leurs buts inclus – à cause du milieu social dans lequel ils vivent ; c’est qu’ils sont intégralement sous l’influence de la culture contemporaine et transmise, tant à l’égard de ce qu’ils présentent de conforme que de discordant. […] La doctrine de l’évolution n’a modifié cette idée de méthode que superficiellement. Car «l’évolution» elle-même a souvent été comprise de manière non historique. C’est-à-dire qu’on a supposé qu’il existe un cours prédestiné d’étapes déterminées d’avance à travers lequel le développement social doit passer. […] »
John Dewey, Le public et ses problèmes (1927)