UNKNOWN PLEASURES – La Bête de Walerian Borowczyk (1975)

« Le grand vent sort de ta tête et tu entends de nouveau la musique céleste. Tu éprouves de la pitié et de l’amour et de la tendresse pour ce pauvre animal qui se lamente, gronde et rit et soupire derrière toi comme un personnage sorti tout droit de l’éther. Qui est-ce donc ? Personne d’autre que toi. » — Brion Gysin, Les Flûtes de Pan[1]

Bô-rôv-tchik. Ce n’était pourtant pas compliqué. Il faut croire que les français n’arrivent pas à prononcer le « cz » polonais comme ils ont en horreur le « the » anglais. Peut-être par facilité, par précaution , celle respectueuse de l’immigré qui reste poli avec son hôte, ou bien par fatigue de reprendre perpétuellement les gens, il se laissa appeler « Boro », coupant le bout de son nom comme on coupe un prépuce pour appartenir à une communauté.

Avant de migrer vers la France, Walerian Borowczyk suit des études d’arts en Pologne, puis devient graphiste. En 1949, sous l’égide de l’idéologue Jakub Birman, le Parti Communiste polonais a fait du réalisme socialiste l’esthétique officielle de tous les arts. Le régime encourage une production intensive et soutenue. Au début des années 50, Borowczyk peint des affiches avant de réaliser ses premiers courts métrages d’animation avec Jan Lenica. S’inspirant de Dada et des surréalistes, leur cinéma tient à la fois de l’artisanat du cinéma primitif et d’une poésie alchimique digne du Heaven & Earth Magic de Harry Smith (dont ils sont contemporains). Borowczyk, plutôt avare en références artistiques, aimait tout de même citer Honoré Daumier, Charles-Émile Reynaud en plus de Georges Méliès et Émile Cohl. Jouant des figures imposées par la contrainte de l’esthétique officielle, les deux amis (qui se brouilleront définitivement 5 ans plus tard) n’incluent aucune allusion politique directe dans leurs films. Pour contourner la morale hypocrite qui règne alors, ils utilisent un ton satirique à la Ubu et cette ironie tragique qu’on retrouve chez Ionesco ou Gombrowicz. S’il y a un certain fatalisme chez Borowczyk, il y a aussi beaucoup d’humour (qu’il soit noir ou nonsensique) et une inclination particulière à la transgression. Issu de la tradition du théâtre de l’absurde, planent sur lui les figures tutélaires de Witkiewicz, de Beckett et de Kantor. Tout comme ce dernier, il apprit à se cacher et à entrer dans la clandestinité pour continuer les recherches et les expérimentations­ — car ne pas se plier aux paramètres du réalisme socialiste, c’était ne pas travailler du tout. Les œuvres graphiques ou filmiques de Borowczyk sont une réaction, une protestation contre toute tentative de naturalisme. Pour lui comme pour Lenica, le collage, le montage et le photomontage sont des outils bien plus puissants que le cadrage. Ils sont une manière de « télescoper le réalisme et [de] lui régler son compte »[2]. Car la question se pose en peinture comme au cinéma : comment peindre des natures mortes après la Seconde Guerre Mondiale ?

Staline meurt en 1953. En 1955, une fois libéré des contraintes esthétiques du régime, les peintres et artistes polonais peuvent oser des approches graphiques audacieuses. C’est l’âge d’or des affichistes polonais qui accouchent d’œuvres regorgeant d’inventivité et d’innovations formelles. Dès ses premiers films polonais, Borowczyk va, grâce aux techniques conjointes de l’animation, de la prise de vue réelle et de la pixillation, créer un sentiment d’oppression et d’enfermement — sentiment auquel les premières chorégraphies de Josef Nadj feront écho. Comment se mouvoir dans un espace de plus en plus restreint, imposé et contraignant ?

Borowczyk, c’est le petit surdoué de l’animation. C’est celui qui va influencer Jan Svankmajer et aussi Terry Gilliam dans ses intermèdes et ses génériques pour les Monty Pythons. Lors de la 2nde édition du Festival international du cinéma expérimental de Knokke-le-Zoute en 1958 (nommé EXPRMNTL à Bruxelles), alors que se retrouvent en compétition Marie Menken, Robert Breer, Kenneth Anger ou encore Peter Kubelka, c’est Dom de Walerian Borowczyk et Jan Lenica qui reçoit le Grand Prix — le deuxième prix va à Len Lye pour Free Radicals et Stan Brakhage est gratifié du Prix du jury pour l’ensemble des films qu’il présente. Au milieu des années 50, Borowczyk effectue un premier voyage ne France durant lequel il souhaite réaliser un court métrage sur Fernand Léger. Rencontre ratée et rushes aujourd’hui perdus, il ne demeure aucune trace connue de ce voyage, mais les parallèles entre Léger et Borowczyk restent nombreux : ils sont tous deux peintres et cinéastes, fascinés par le burlesque (Chaplin pour l’un, Keaton pour l’autre) et par les objets mécaniques, et, jolie coïncidence, Le Ballet mécanique, chef-d’œuvre de Léger, est tourné en 1923, l’année de naissance de Borowczyk. Il retourne en France à la fin des années 50 où il rencontre Chris Marker qui photographie sa femme, Ligia Branice — qui sera également actrice dans La Jetée en 1962. Ils réalisent ensemble Les Astronautes en 1959[3]. En 1967, il réalise son premier long métrage. C’est un film animation à l’esprit très Jarry : Le Théâtre de M. et Mme Kabal. Entre Les Astronautes et ce long, il s’écoule 8 ans durant lesquels Borowczyk va réaliser pas moins de 11 courts métrages où il va passer progressivement du cinéma d’animation à la prise de vue réelle. Le corps humain, d’abord absent de ses films, va peu à peu s’installer dans son cinéma jusqu’à en devenir son colonne vertébrale, son centre névralgique.

« L’amour est un acte sans importance puisqu’on peut le faire indéfiniment. » — Alfred Jarry, Le Surmâle[4]

Pour ses films, Borowczyk se fait à la fois scénariste, réalisateur, parfois cadreur, et, car il aime les objets, toujours décorateur et accessoiriste[5]. Depuis ses premiers films d’animation, il fétichise les objets. Il y a chez lui autant de l’inventaire (L’Encyclopédie de Grand’Maman en 1963 et Le Dictionnaire de Joachim en 1965) que de l’invention (il a lui-même créé tous les objets érotiques présentés dans Une Collection Particulière en 1973). Comme dans Histoire de l’œil de Georges Bataille, Borowczyk va placer dans les objets ordinaires, les décors anodins et les animaux familiers un potentiel, une charge érotique qui n’est que le fruit des projections de ses personnages principaux. En filmant les objets comme des personnages et en allant chercher les détails par des inserts en gros plans équivoques, il provoque des collisions propres au collage afin d’engendrer dans la psyché du spectateur un trouble étrangement familier. Au cœur de chaque objet se love un secret qu’il s’est échiné à faire vibrer, à faire bruire pour nous. Usant des forces intrinsèques du collage et du montage, Borowczyk nous montre des choses et des détails qui restent toujours très en-deçà de ce qu’ils signifient réellement. Comme l’illustre parfaitement Renaissance (1963), où des objets détruits prennent vie et se recomposent, c’est du chaos que surgit la vie et non de l’ordre, celui-ci étant par essence mortifère — rémanence de ses origines polonaises. À partir du chaos, le cinéma est un moyen de décomposer le monde pour le reconstruire en un édifice artificiel. Animation ou pas, le cinéma de Borowczyk reste une sorte de théâtre de marionnettes surréaliste où l’on reconnaît des affinités autant avec Buster Keaton que Luis Buñuel ou Paradjanov — Blanche a quelque chose de Sayat Nova —, car son sens du cadrage et de la composition est un hybride entre ses films d’animation et les icônes peintes. Cet effet est accentué par l’utilisation du téléobjectif dans ses prises de vue réelle, qui écrase les perspectives, obligeant les acteurs à vivre dans une maison de poupées. Mais s’il écrase la réalité, c’est pour mieux la révéler — tout comme l’animation ne révèle qu’un mouvement latent dissimulé au plus profond des objets eux-mêmes. L’emploi quasi-systématique de cet objectif chez Borowczyk ne fait que souligner ce qui est critiqué ouvertement dans ses films dès Goto, l’île d’amour : l’aspect totalitaire de la société ainsi que l’ordre du bon goût. L’emploi du téléobjectif chez Borowczyk s’oppose à celui « démocratique » du grand angle dans le néoréalisme italien, qui permet à l’œil de vagabonder, d’arpenter le cadre comme on parcourt le monde, traitant les êtres et les situations de façon égalitaire. Grâce l’utilisation des longues focales, Borowczyk annule la profondeur de champ et anéantit la troisième dimension, rappelant certes son travail d’animation mais contraignant surtout le regard à se diriger vers ce que le réalisateur veut montrer.

Au début des années 70, Walerian Borowczyk retrouve Anatole Dauman, son producteur sur Les Astronautes. Anatole Dauman, c’est un des producteurs les plus courageux de l’époque. On lui doit entre autres Nuit et brouillard et Hiroshima mon amour d’Alain Resnais, Level Five et La Jetée de Chris Marker, Broadway by Light de William Klein, Chronique d’un été d’Edgar Morin et Jean Rouch, Masculin féminin et Deux ou trois choses que je sais d’elle de Jean-Luc Godard, Mouchette de Robert Bresson, L’amour c’est gai, l’amour c’est triste de Jean-Daniel Pollet, Paris, Texas et Les Ailes du désir de Wim Wenders ou encore Les Fruits de la passion de Shūji Terayama et La Planète sauvage de René Laloux et Roland Topor. Suite au petit assouplissement de la censure en France, Dauman va chercher à donner au cinéma érotique ses lettres de noblesse — devenant une sorte de Pauvert de l’écran. Il propose à Nagisa Ōshima de réaliser L’Empire des Sens et à Borowczyk de réaliser un film à sketches sur les tabous érotiques. C’est à l’âge de 50 ans que Walerian Borowczyk, réalisateur apprécié de l’intelligentsia et de la critique européenne grâce à Goto, l’île d’amour et Blanche, prend le tournant de l’érotisme qui teintera toutes ses œuvres des années 70 (La Bête du Gévaudan, court métrage tourné en 1972 qui deviendra La Bête en 1975, les 4 sketches qui composent Contes Immoraux et Une Collection Particulière tous deux tournés en 1973). Il en aura plus de 60 lorsque son cinéma deviendra systématiquement licencieux. Le troisième Borowczyk, le passionné d’érotisme[6], celui qui vint après le prodige du cinéma d’animation expérimental et après le réalisateur de fantasmes, esthète du cadre à mi-chemin de Bresson et de Buñuel, a complètement fait disparaître ses incarnations précédentes. Les critiques qui l’encensaient, le public qui le suivaient, tous l’abandonnèrent, en dépit des thématiques récurrentes qui étaient toujours là : la violence ordinaire, le pouvoir utilisé de façon perverse et torve, un passé fragile ­(à la limite de le disparition), la ritualisation des actes et les accessoires qui y sont liés, leur fétichisation excessive, l’élévation (que ce soit par un envol, une échelle, des escaliers, un arbre, une fusée). Tous se heurtèrent à l’aspect scandaleux et blasphématoire, unique et inclassable de son œuvre. Bien que son cinéma ait su rester à la fois élégant et grotesque, drôle et érudit, les projets inachevés vont s’accumuler[7]. À la fin des années 70, beaucoup ne voit en lui qu’un has-been dépassé par les récentes révolutions sexuelles obligé de vendre son talent à des producteurs intéressés par le cinéma d’exploitation uniquement à des fins mercantiles. Et ce basculement, Borowczyk le doit en particulier à un film : La Bête.

 

La Bête est à l’origine un court métrage intitulé La Véritable histoire de la bête du Gévaudan qui devait initialement être inclus dans Contes Immoraux. Le segment se résumait à l’aristocrate poursuivie et violée par le monstre dans la forêt. Borowczyk, voyant là matière à développement, s’inspire de la nouvelle Lokis de Prosper Mérimée et y rajoute l’histoire du marquis qui veut marier son fils à une riche américaine afin de sauver la fortune familiale. Pendant négatif de La Belle et La Bête, la nouvelle de Mérimée narre l’histoire d’un aristocrate soit disant moitié homme moitié ours qui s’enfuit dans la forêt après avoir lacéré sa femme lors de leur nuit de noces. Si c’est vrai qu’on peut percevoir quelques problèmes de rythmes dans La Bête, peut-être les doit-on à cet ajout tardif. Mais ils sont très rapidement effacés par les fulgurances poétiques et les percées érotiques de l’imaginaire débridé de Borowczyk. Avec La Bête, satire de mœurs acerbe, il attaque autant la bourgeoisie et l’aristocratie (vue comme une bande de dégénérés monstrueux et endogamiques) que l’Église (qui en avait déjà pris pour son grade dans Lucrèce Borgia, le sketch final de Contes immoraux) tout en pastichant les codes du cinéma pornographique français — comme il avait pastiché l’esprit de Rohmer dans La Marée. On retrouve dans cet aspect critique l’esprit de Luis Buñuel — une référence affirmée et assumée par Borowczyk, en particulier dans le plan de l’escargot sur la chaussure, résonant avec le plan des escargots sur les cuisses de la petite fille assassinée dans Journal d’une femme de chambre (1964). Borowczyk traite ainsi la question de la déliquescence de l’aristocratie au travers d’un prisme presque psychanalytique, la Bête pouvant être perçue comme le retour du refoulé d’une classe sociale qui se construit sur les secrets, le silence et le rejet des sentiments.

« On songe aussi aux procédés des spécialistes des écrits libertins du XIXème siècle, en France, utilisant le décor d’une Angleterre de pure fantaisie, peuplée de rudes seigneurs, aux goûts brutaux et, dans la lignée du sadomasochisme, aux appétits sexuels incroyables. » — Susan Sontag, L’Imaginaire pornographique[8]

Sur fond de mariage arrangé, Borowczyk soulève la question de la place de la femme dans la société. La vengeance de cette Belle contre l’homme/Bête va consister à retourner le sexe à son profit, laissant la créature exsangue, jusqu’à finir par la tuer. Le personnage de Lucy, la jeune américaine qu’on force à se marier à un homme qu’elle ne connaît pas, abat une bonne fois pour toute cette société hypocrite. À la fin du film, un vent violent se lève sur la demeure et Mathurin meurt sans explication ; le serviteur noir peut s’afficher, nu, aux côtés de son amante. Lucy quant à elle peut fuir, libérée de ses entraves morales et sociales. Sachant pertinemment que le désir, force révolutionnaire par essence, ne peut naître que du différé de la jouissance, Borowczyk élabore avec minutie le moment où l’éventuel plaisir qui pourrait naître chez le spectateur sera contrarié, créant une frustration mais générant du désir. S’il y a bien une chose qui empêche de qualifier ses films de pornographiques, c’est qu’ils « n’ont pas cette répétitivité obsessionnelle qui est l’essence de la pornographie »[9]. Borowczyk attise l’excitation mais joue précisément sur la frustration car la résolution en elle-même ne l’intéresse pas — sauf si outrage il y a. Il coupe avant, ou alors insert un gros plan d’un objet inanimé, trace de son passé d’animateur et preuve de son fétichisme. Il joue perpétuellement sur la tension entre l’objet observé et le sujet observant. S’il y a une insistance à filmer les parties du corps (des corps morcelés comme chez Bresson), il y a également une insistance dans son cinéma à montrer des gens en train de regarder. On y croise des longues vues, des lunettes, des jumelles, des trous de serrure, des œilletons. Le voyeur vu. Son premier film qui ne sera pas de l’animation est Rosalie (1966), dans lequel le spectateur y tient le rôle de juge et jury puisque le personnage de Rosalie Prudent, interprété par la femme de Borowczyk, Ligia Branice, regarde la caméra/spectateur dans les yeux, lui lançant en ultime réplique : « Faîtes ce qu’il vous plaira, je suis prête ». Dans ce film, ce ne sont pas tant des preuves qui nous sont présentées que des traces — vaines, qui plus est, quand on découvre que le paquet, enjeu du film, ne contient rien.

Comme le rappelle Alexandre Jourdain[10], on lui a souvent reproché un voyeurisme phallocrate et primaire. On a reproché à Borowczyk ses délires d’homme vieillissant filmant des femmes nubiles et dénudées. On l’accusa de mettre en scène des fantasmes d’homme et d’objétiser les femmes. Mais cela serait nier le rôle actif qu’ont les femmes dans son cinéma[11]. À partir de La Bête, les personnages féminins de Borowczyk prennent plus de force à chaque film. Non seulement plus la filmographie de Borowczyk avance, plus les femmes prennent leur destin en main, deviennent fortes et triomphent face à l’oppression, mais surtout, il ne faut pas omettre sa sympathie pour les personnages féminins, et ce dès Goto. Il a chez lui une critique de la concupiscence masculine qui détruit les femmes, aussi fortes soient-elles. Les femmes dans son cinéma ne sont ni libres, ni dominées. Tous ses films des années 70 retracent le calvaire enduré par des personnages féminins. Une des seules ambitions de Borowczyk est de montrer comment la sexualité féminine a toujours été réprimée et brimée par les conventions et les structures sociales, promptes à étendre leur domination sur les femmes — reflet d’un désir inavouable et intarissable. Au moins chez Borowczyk, la sexualité féminine n’est pas réduite à une des fonctions issues du patriarcat : objet de plaisir pour les hommes ou reproductrice pour la société. Et tout comme Buñuel, il les dépeint avec un soin méticuleux, une précision d’horloger et une froideur médicale.

« Au cinéma, nous croyons à la violence qui nous est montrée. Mais nous savons, malgré tout, que ce ne sont que des images. […] nous sommes dans le fantasmatique : un fantasmatique qui débouche sur une vérité plus universelle. »[12]

Une lecture trop rapide pourrait nous donner l’impression qu’à partir des thèmes et des codes de la pornographie (sexe démesuré, appétit insatiable, éjaculation excessive), Borowczyk n’opère avec La Bête qu’une surenchère outrancière, faite uniquement pour « choquer le bourgeois », transformant la forme du film — la forme contenant toujours le propos pour lui — en parodie, brillante ou de mauvais goût, selon sa perception. Mais c’est oublier que par nature toute parodie de pornographie est encore de la pornographie. Pour Borowczyk comme pour Bénazéraf, « tout érotisme a un impact révolutionnaire. L’érotisme est une révolte sexuelle. En société bourgeoise, c’est une forme d’anarchie. L’érotisme est une dénégation de toutes les structures de la société. »

« Normalement, nous n’expérimentons pas, ou au moins refusons-nous d’envisager, un accomplissement sexuel qui soit autre chose ou qui s’oppose à l’accomplissement de notre personnalité »[13] nous explique Susan Sontag. La pornographie ne se définit souvent que par subjectivisme, pas tant dans le cadre où l’on considère que les organes génitaux et l’acte sexuel soient montrés de façon obscène — après tout le mot vient du grec « ob-skénè », qui veut dire « mis sur le devant de la scène » — mais dans celui où l’auteur (pour ne pas dire l’artiste, mot qu’on dénie souvent à ceux qui œuvrent dans cette branche) emploie un ton particulier à des fins particulières, en l’occurrence faire résonner un certain pan « moral » de notre personnalité. Ce qu’on résume trop rapidement par : « c’est de la provocation ». On y repère l’attaque faite à notre personnalité mais pas la motivation de cette attaque. Le problème, c’est que dès qu’on parle de désir ou de sexe, soit la psychanalyse freudienne accoure, soit la logique déserte. Pourtant, y-a-t-il enjeu plus grisant que de faire sortir la raison de ses gonds, faire sauter les verrous de la bienséance, entrer dans la chambre dorée de nos désirs fermée à clé et écouter craquer le parquet usé de nos fantasmes les plus tabous ? Le seuil du bon goût franchi, arpentant les chemins du sexe, cette voie rouge et royale, nous nous dirigeons vers des endroits de la psyché inconnus, qu’aucune autre forme d’expression, à part l’art, peut nous dévoiler. « La pornographie est le parc enchanté où la plus secrète et la plus vulnérable de nos identités peut jouer en toute sécurité. »[14] Elle est cet endroit non dévoilé, irrévélé, qu’aucune police des mœurs ne pourra — ne devrait pas — envahir. Et si le pouvoir autoritaire cherche perpétuellement à le faire, c’est bien qu’un secret plus profond, plus important, plus urgent que cette maison qui brûle, s’y love. Après tout, ne dit-on pas s’envoyer en l’air lorsqu’on parle des plaisirs de la chair ? Cela veut bien dirent que par l’acte sexuel, on peut donc rejoindre certaines aspirations célestes. C’est en soulevant l’Achéron qu’on lézarde les colonnes qui soutiennent le paradis. Rabelais le savait. L’Arétin et Pierre Louÿs l’ont répété. Borowczyk s’en est souvenu.

Vincent Capes, août 2017

Władysław Podkowiński, Szał uniesień (La Folie), 1894

NOTES

[1] In Le Colloque de Tanger volume 2, éd. Christian Bourgois, 1979, p. 31

[2] Pacal Vimenet, Boro, île d’amour (plaidoyer pour Walerian Borowczyk), in Walerian Borowczyk, éd. De l’Œil, Montreuil, 2009, p. 112

[3] L’influence de Borowczyk sur Marker peut se sentir dans son utilisation de l’image fixe et de la photographie, technique employée dans L’École (1958).

[4] In Œuvres, éd. Robert Laffont, Paris, 2004, p. 801

[5] On raconte que sur le plateau, on le trouvait plus volontiers en train de repositionner des objets ou de repeindre un petit élément du décor plutôt qu’à donner des indications de jeu aux acteurs.

[6] Même s’il aimait parfois se définir comme un réalisateur de comédie.

[7] De tous les projets inachevés de Borowczyk, on regrette surtout son film sur Gilles de Rais ou celui sur Néfertiti ­— ce dernier a même failli devenir une série télévisée, croisement improbable entre Howard Carter et Autant en emporte le vent. Il faut aussi mentionner la suite de La Bête (qui devait s’intituler Maternité), des adaptations des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift et du Don Quichotte de Cervantès, un scénario repris d’Ingmar Bergman, une version de Blanche-Neige des frères Grimm, une adaptation du Paradis Perdu de Milton en collaboration avec Gérard Brach, le coscénariste régulier de Roman Polanski.

[8] In L’Œuvre parle – Œuvres Complètes tome V, traduit de l’anglais par Guy Durand, éd. Christian Bourgois, 2010, p. 366

[9] Michael Brooke, X comme classé X, in Le Dico de Boro de Daniel Brid et Michael Brooke, coffret Walerian Borowczyk, éd. Carlotta/Centre Georges Pompidou, 2017, p. 82

[10] Alexandre Jourdain, Boussoles – Walerian Borowczyk, in La Septième Obsession n°9, mars-avril 2017, p. 111

[11] Et comme le souligne avec justesse Daniel Bird, « l’accusation de misogynie porté contre Borowczyk doit de toute façon être nuancée lorsque l’on considère l’importance du rôle joué par de nombreuses femmes dans son travail. Créatrice de costumes : Piet Bolscher. Productrice, coscénariste, assistante : Dominique Duvergé. Monteuse : Kadicha Bariha. » (Le Dico de Boro de Daniel Bird et Michael Brooke, coffret Walerian Borowczyk, éd. Carlotta/Centre Georges Pompidou, 2017, p. 80)

[12] Walerian Borowczyk, L’Étrange cas du Dr. Walerian et de Mr. Borowczyk, propos recueillis par Gilles Gressard, in Borowczyk, cinéaste onirique, éd. Walter/albatros, coll. La Vue, Paris, 1981, pp. 21-22

[13] Susan Sontag, L’Imaginaire pornographique, in L’Œuvre parle – Œuvres Complètes tome V, traduit de l’anglais par Guy Durand, éd. Christian Bourgois, 2010, p. 379

[14] Alan Moore, Filles Perdues, dessins de Melinda Gebbie, éd. Delcourt, 2008, p. 238

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