« Le monde est une scène. La scène est un monde. »
« Un bon illusionniste ne ‘casse’ pas l’illusion mais ne cesse de la multiplier par elle-même, à l’infini. La vérité du masque n’est pas le visage mais un trop dans le masque. » C’est de One From the Heat de Francis Ford Coppola dont parle Serge Daney dans cet extrait[1], mais il aurait très bien pu faire référence à Phantom of the Paradise.
Phantom of the Paradise, c’est le 8ème film de Brian De Palma, et bien qu’il sorte du tournage de Sisters, un superbe thriller hitchcockien, ce dernier a toujours en travers de la gorge son expérience douloureuse avec les Studios Warner Bros qui lui ont saccagé son précédent film, Get to Know Your Rabbit, un ans plus tôt. Gentiment remercié par le studio en cours de route, il a été dépossédé du montage final et n’a découvert le film qu’à sa sortie officielle en 1972. Moment difficile dans la vie du cinéaste new-yorkais qui venait de s’installer à Hollywood.
Get to Know Your Rabbit traite de la façon dont le système réussit toujours à récupérer la contre-culture et les pouvoirs contestataires, les assimile pour mieux les neutraliser. Et The Phantom of the Paradise reprend clairement cette thématique.
Adaptation revendiquée du Fantôme de l’Opéra de Gaston Leroux auquel il incorporera des éléments du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde et de Faust, ce film sans aucun temps mort raconte avec une précision et une rapidité d’exécution ahurissante les relations entre un jeune compositeur, sa muse et le producteur véreux qui pervertira la musique et la jeune fille. Swan, producteur qui dirige la maison Death Records (tout est dit) et qui dicte au public la mode à suivre, cherche une musique pour inaugurer son nouveau lieu nommé le Paradise. Pour ce, il se rapproche du compositeur Winslow Leach, innocent et naïf, qui espère pouvoir enregistrer sa longue cantate sur Faust qu’il vient juste d’achever. Swan lui vole sa musique, le piège et le fait jeter en prison (à Sing Sing !). Le compositeur floué parvient à s’échapper et sera accidentellement défiguré et rendu aphone en tentant de détruire l’usine dans laquelle sont fabriqués les disques Death. Considéré par tous comme mort, il se rend au Paradise, où il sabote les répétitions et terrorise les musiciens. Vêtu d’un costume de cuir noir à l’aspect S/M, d’une longue cape et portant un masque d’oiseau, il devient le fantôme du Paradise. Winslow signera ensuite un pacte avec Swan : celui-ci accepte de faire jouer la musique telle que Winslow le souhaite, en la faisant chanter par Phœnix, dont le compositeur admire le talent et la beauté. Mais Swan dupera le fantôme qui finira par se venger.
Au-delà de son envie de régler ses comptes avec les Studios Warner, l’idée de ce film naît dans la tête de De Palma lorsqu’il entend une reprise des Beatles version musique d’ascenseur. Il se demande comment on peut prendre une œuvre si pleine d’amour, faite avec son âme, et lui ôter sa substantifique moelle, tout ça uniquement pour l’argent. « Et que mange la machine à argent pour avoir à le rechier ? Elle mange de la jeunesse, de la spontanéité, de la vie de la beauté et par-dessus tout, elle mange de la créativité. Elle mange de la qualité et la chie en quantité » répondra William Burroughs quelques années plus tard lors d’une interview[2].
Lors de l’écriture du film, Brian De Palma est très clair sur sa position vis-à-vis des studios hollywoodiens : « Le système aujourd’hui détruit tout. Si on fait quelque chose de qualité, c’est par hasard, car l’argent régit tout. »[3]
Remportant le Grand Prix au Festival d’Avoriaz en 1975, Phantom of the Paradise atteint très vite le statut de film-culte, et ce pour plusieurs raisons.
D’abord, ce film mélange les genres : à la fois comédie et tragédie, film fantastique et comédie musicale, il fait appel au cartoon dans le jeu des acteurs, les effets de caméras et de montage (comme les accélérés), et développe un aspect bande dessinée dans l’utilisation des décors et des costumes.
C’est dans ce film qu’on découvrira pour la première fois à l’écran la jeune Jessica Harper qui interprète Phœnix, la muse du Fantôme, qu’on retrouvera pour notre plus grand plaisir 3 ans plus tard sous la caméra perverse de Dario Argento pour son magnum opus Suspiria. On y croise également les habitués de l’époque chez De Palma, à savoir William Finley qui joue le personnage de Winslow Leach/Le Fantôme (et avec qui il a déjà tourné Dyonisus in ’69 et Sisters), et Gerrit Graham endossant le rôle de Beef à merveille (qui était présent au casting de Greetings et Hi Mom !). Paul Williams, compositeur de renom à l’époque (pour les Carpenters, David Bowie, la chanson de fin du 1er film de Michael Cimino Le Canardeur, ou encore la BO de Bugsy Malone d’Alan Parker), signe la musique du film et interprète également le rôle de Swan[4]. De Palma met en place un jeu de miroirs brillant en demandant à Paul Williams de jouer le rôle du producteur qui vole la musique de l’artiste abusé[5].
Cette donnée est primordiale pour la bonne compréhension de Phantom of the Paradise. La mise en abyme, préparée visuellement tout le long par la place des miroirs dans le film (dans la séquence d’ouverture avec le Juicy Fruits, dans la séquence où Swan apparaît pour la première fois, lors des répétitions et des castings, et bien sûr les couloirs du Paradise) est poussée à l’extrême au moment de la signature du pacte de Swan lui-même : un écran projette un film où Swan parle avec son propre reflet dans un miroir, séquence dans laquelle il y a un champ/contre-champ alors qu’il n’y a qu’une caméra dans la pièce. Le brouillage de piste total. « Godard a tout changé dans le cinéma. Mais je ne suis plus du tout d’accord avec lui lorsqu’il dit que le cinéma c’est la vérité 24 fois par seconde. Je crois justement que c’est plutôt le mensonge 24 fois par seconde » dira Brian De Palma[6]. Les images sont toujours fausses, mais elles peuvent dirent la vérité.
Vérités et mensonges sont au cœur de Phantom of the Paradise, mais ne s’oppose pas. La réalité et la fiction, la scène et ce qui se passe en dehors, le monde et sa confusion avec le spectacle (on sent poindre Guy Debord et Marshall McLuhan), toutes ces facettes du réel se mêlent sous l’œil de De Palma dans une polyphonie visuelle flamboyante.
La fameuse parodie de la scène de la douche de Psychose d’Hitchcock avec la ventouse, la reprise du plan d’ouverture de La Soif du Mal d’Orson Welles et le Paradise comparé au Xanadu de Charles Foster Kane, Phil Spector et son studio pour le personnage de Swan, le nom Winslow Leach qui fait référence à l’ancien professeur et collaborateur de De Palma Wilford Leach (avec qui il a coréalisé The Wedding Party), Les Chaussons Rouges de Michael Powell et Emeric Pressburger pour le casting derrière le miroir, Dracula de Tod Browning lors de la conférence de presse, Faust de Murnau pour le contrat et la réplique « l’encre n’a aucune valeur pour moi », Le Cabinet du Dr. Caligari de Robert Wiene pour la scénographie du spectacle d’ouverture du Paradise, le nom du personnage du bras droit de Swan qui est une référence directe à Mary Philbin la première actrice qui interprètera Christine Daaé dans Le Fantôme de l’Opéra de Rupert Julian. On pourrait parler longtemps des œuvres adaptées et des références qui pleuvent tout au long de Phantom of the Paradise, de son côté « film-collage » truffé de clins d’œil, mais les thèmes fondamentaux dont traite le film sont la perception visuelle comme illusion, l’écran est à la fois ce qui nous permet de voir le monde mais ce qui le déforme et nous le voile. La confusion entre le réel et l’imaginaire, entre la chose et son image, et la représentation qu’on peut s’en faire. C’est en ça que l’influence principale du film est peut-être Fritz Lang[7].
Dès la bagarre dans la séquence d’ouverture, toutes ces questions sont soulevées. Un des Juicy Fruits provoque un spectateur et se bat avec tandis qu’un autre emballe une fille. Le spectacle déborde sur la vie. Cette scène est déjà le miroir de la scène de fin. Lors de la soirée d’ouverture du Paradise, lorsque les Undeads (les Juicy Fruits réassimiler par le système pour la 3ème fois) récupère des morceaux de corps pour « créer » Beef, le spectacle déborde dans la salle et implique les spectateurs/acteurs. On ne sait plus où commence le monde et où s’arrête la scène. C’est ce que fait dire Vincente Minelli à ses acteurs en 1953 : « The world is a stage / The stage is a world / Of entertainment »[8]. Le spectacle est sur scène et dans le public. Et lorsque le public lui-même monte sur scène à la mort de Beef[9], c’est le moment où la frontière déjà ténue entre le réel et la fiction disparaît complètement. S’en suit le grand show final : Swan prépare un meurtre en direct sur une chaîne de télé nationale. Le spectacle qui déborde sur la vie, et la vie (ou plutôt la mort) devient spectacle. Le réel est absorbé par le faux, absorbé par le show. Après tout, le « vrai » n’est-il pas tout simplement un instant réussi du faux ?
La vérité n’existe pas en soi dans l’image. La seule chose qu’on y trouve, c’est soi-même. Comme le dit Jung, « on ne reconnaît jamais, en quoi que ce soit, davantage que ce que l’on est soi-même »[10]. C’est tout le propos d’Antonioni dans Blow Up (que remakera De Palma en 1981).
Dans les années 70-80, De Palma se baladait toujours avec une caméra à la main, filmant, enregistrant compulsivement tout ce qui l’entourait. Que ce soit Swan (personnage mabusien par excellence) qui enregistre et archive tout, que ce soit Travolta dans Blow Out tentant de comprendre son enregistrement sonore, ou encore la multiplicité des formes dans Meurtre à la Mode, le rôle du témoin joué par Nancy Allen dans Pulsions, le Zero Gravity/Flying Eye dans Snake Eyes, et bien sûr Jake Scully et l’indien de Body Double, la position du voyeur et la question du point de vue chez sont centrales chez De Palma. Et ses films ont presque toujours comme sujet principal la technique (en filigrane le cinéma lui-même) et la perception comme toile de fond.
Ce que soulève De Palma dans Phantom of the Paradise, c’est l’idée de l’existence par l’image : on existe à partir du moment où l’on est vu. La représentation est ce qui donne de la réalité aux êtres et aux choses. Ce qui n’est pas perçu n’existe pas ou n’est pas vrai. De façon totalement lucide et visionnaire, De Palma pose la question des informations qui nous parviennent et qui sont prises pour vraies alors qu’elles ne sont qu’une captation (cadrées, découpées, montées), elles ne sont qu’une représentation du réel et non le réel lui-même.
Et si le fait d’analyser l’image peut amener à la connaissance et à la compréhension, c’est encore un jeu de poursuite sans fin où tout se dérobe, matérialisant l’imaginaire mais « fictionnalisant » le réel. L’analyse de l’image est fondamentale mais biaisée. Elle ne conduit à rien, si ce n’est la fiction elle-même. L’Image fédère l’imaginaire, le rassemble, le structure. Dans les images qui ont fédérées l’imaginaire collectif américain, qui ont « fictionnalisées » le réel, il en est une plus importante que les autres dans les années 60-70 : c’est le film de 26 secondes de Abraham Zapruder filmant John Fitzgerald Kennedy se faisant assassiner à Dallas le 22 novembre 1963. Le meurtre qui devient spectacle. Ce film amateur, certainement le film le plus vu et le plus analysé de tous les temps, hante le cinéma de De Palma (pour plus de détails à ce sujet, voir les explications de Jean-Baptiste Thoret[11]). D’ailleurs, une grande partie du tournage de Phantom of the Paradise aura lieu à Dallas.
Avec plus de 30 ans d’avance, Brian De Palma envisage également dans ce film ce qui deviendra les émissions de télé-réalité comme La Nouvelle Star, où l’on n’existe que par le fait d’être vu. Où l’on est soumis aux aléas des productions et des modes. Beef est la représentation parfaite des constructions de la société de consommation qui inverse la logique de l’offre et de la demande. La mise en abyme de cette situation est bien sûr poussée à l’extrême durant l’ouverture du Paradise avec le personnage de Frankenstein lors de la chanson Life at Last (parodie-hommage à Break on Through des Doors). Cette séquence est une métaphore transparente du système et de sa capacité de recyclage. Beef est un personnage est créé de toutes pièces par Death Records, et De Palma pousse la critique acerbe jusqu’à l’imaginer composé de morceaux de cadavres pris dans le public lors de l’ouverture du Paradise. « Le trash, fut autrefois un concept frais, avec un potentiel de radicalité. De nos jours cependant, au milieu des ruines du postmodernisme, il commence à empester. La frivolité ironique a fini par devenir dégoûtante. Est-il possible maintenant d’ÊTRE SÉRIEUX MAIS PAS SOBRE ? »[12]
La critique du public est virulente dans le film. Durant la séquence de fin (où De Palma reprend le modus operandi qu’il avait utilisé sur Dionysus in ’69[13]), le public en état de liesse, sans aucun recul ni capacité d’analyse de la situation, ne veut que la jouissance du spectacle. Le spectacle s’apprécie en soi, et n’a d’autres raisons d’existence que d’être spectacle. Il se dévore lui-même, sorte d’Érysichton médiatique. Un ouroboros maléfique où le sens se détruit au profit du signe, au profit du sigle, du logo. À la fin du film, l’artiste meurt, l’interprète n’est plus rien, et le producteur n’a plus de visage.
Mais Swan n’a pas besoin de visage, car le système est global, le réseau totalisant. Et Winslow le découvrira malgré lui. Reste le spectacle[14].
Il a quelque chose de Zeitgeist, quelque chose dans l’air du temps, dans Phantom of the Paradise. La relation entre la fin de la vague hippie, le nouvel Hollywood, l’humour ravageur et la critique acerbe de Frank Zappa, le basculement économique de la société américaine. C’est la gueule de bois des sixties. Et le film le plus représentatif de ces lendemains qui ne chanteront plus, c’est bien sûr Massacre à la Tronçonneuse de Tobe Hooper, sorti la même année.
Il y a chez De Palma une sorte de déploiement dans le monde du cinéma de toutes ces questions sociales américaines, déjà soulevées par le Pop Art. Le Pop Art et l’industrie sont intimement liés. Le Pop Art fait réapparaître la mort dans l’industrie lissée américaine, et la diffuse à grande échelle via les techniques de reproduction. Ceci de façon carrément obsessionnelle chez Andy Warhol. Des boîtes de Tuna Fish jusqu’à la série Shadows en passant par les portraits de Marylin, la mort hante son œuvre. Il objétise à l’excès les humains (les figures iconiques de Presley ou de Brando). Phantom of the Paradise, comme le Pop Art, pointe du doigt la place de l’homme dans l’industrie moderne et dans la société de consommation, et questionne sa réification. Si l’âme disparaît, nous ne sommes plus qu’objet.
On sait que Brian De Palma vient du cinéma expérimental. On peut sentir dans ses premières œuvres l’influence de la Nouvelle Vague (en particulier de Godard) mais aussi du cinéma underground new-yorkais. Flaming Creatures de Jack Smith, Inauguration of the Pleasure Dome et Scorpio Rising de Kenneth Anger ont laissé une empreinte visible dans Phantom of the Paradise (le baroque/rococo des décors, et certains aspects orientalisants des costumes). De Palma aime les marginaux, les laissés-pour-compte. Lorsqu’il filme Winslow Leach, on comprend que ce dernier est une exception, ou plutôt une erreur dans ce monde. Et c’est la raison pour laquelle lorsqu’il disparaît, celui-ci ne reviendra plus, pour laisser place au Fantôme, qui lui peut se mouvoir dans ce monde. Winslow Leach est l’innocence incarnée, le seul rempart entre le faux et le vrai qui sera obligé de muter pour continuer à exister dans ce monde hostile. Pour tenter de combattre le système, il faut avancer masqué, mais pas en faire partie. En cela, c’est un film éminemment prophétique sur le système : comment la contre-culture croit pouvoir s’imposer à Hollywood et composer avec, alors que l’artiste et l’individu sont en réalité assimilés et broyés dans la machine. La scène la plus éloquente à ce sujet est celle où Swan, trônant au milieu d’un disque d’or géant, fait un casting où l’on voit passer des parodies successives de musiques de l’époque : les Ronettes, Bob Dylan, les Pointer Sisters, une sorte de Jefferson Airplane, les Who. Un peu plus tard dans le film, durant la séquence de la conférence de presse à l’aéroport, Beef et les Undeads seront quant à eux un croisement entre AC/DC et Alice Cooper[15]. Au-delà du clin d’œil au premier groupe de Paul Williams, les Juicy Lucy, c’est l’explication la plus claire et la plus simple du nom les Juicy Fruits : les artistes sont des fruits juteux qu’il faut presser, presser jusqu’au bout, puisque les membres du groupe apparaîtront à 3 reprises sous 3 formes différentes (Juicy Fruits, Beach Bums et Undeads).
Que ce soit des mots, des images, des sons, la répétition poussée à l’extrême, jusqu’à la lie, rend toute chose tautologique. C’est la façon dont fonctionne le monde télévisuel (et les informations en particulier). C’est une désubstantification, une désincarnation opérée sciemment par le système pour rendre toute chose inoffensive. Portées à une certaine intensité, les choses perdent leur consistance, leur signification et s’anéantissent. C’est le deuil de l’image telle que nous la connaissons. Reste l’image interne, aveugle, l’image qui se loge, se niche et se cache au fond de notre âme, là où elle est le plus en sécurité. Les « fresques sur les parois secrètes du crâne » écrit Martha Graham[16]. Elle est l’image sans image, car image de l’ombre. Elle est l’absence d’image[17]. Elle ne peut exister au cinéma que dans le hors-champ, dans le contre-champ ou dans le silence. De part son absence, elle seule continue à avoir de la solidité.
Il y a dans l’Islam ésotérique un concept fondamental développé par Sohrawardî : celui de ‘alam al-mithal, qui est un monde intermédiaire entre celui de l’Éther, des sphères angéliques, des êtres de pure Lumière, et le monde sensible, perceptible par nos cinq sens. C’est un concept ternaire inhabituel pour les occidentaux, loin du dualisme corps-esprit, qui postule une autre dimension de l’expérience, au-dessus du monde des sens et en-dessous du monde intelligible. Henry Corbin le nomme Mundus Imaginalis[18]. Cette conception du monde permet de valider les récits de visions, les songes, les rituels symboliques. La perception de cette zone intermédiaire ne peut se faire que par l’Imagination elle-même. C’est le monde des Formes et des Images en suspens. « (…) elles ont des ‘lieux épiphaniques’ (mazâhir) où elles se manifestent comme l’image ‘en suspens’ dans un miroir. C’est un monde où se retrouve toute la richesse et la variété du monde sensible, mais à l’état subtil, un monde de Formes et Images subsistantes, autonomes »[19].
Si le silence, comme le souligne Pascal Quignard, est aujourd’hui la seule expérience auditive que l’ont peut avoir du sacré[20], l’absence d’une image, de l’Image est peut-être aujourd’hui la seule liberté visuelle dont on peut rêver. « Je voudrais connaître l’espace sans dimension qui sépare le point voyant de mon œil de l’écran de la paupière » dira Roger Gilbert-Lecomte[21].
Après la 2nde Guerre Mondiale, le cinéma s’évertue à filmer du vivant et de l’espoir. C’est le cinéma de Rossellini et le néo-réalisme italien. C’est « filmer à hauteur d’homme » comme disait Rivette. Mais à la fin des années 60, le cinéma se retourne sur lui-même, comme une inversion des polarités, pour se déployer dans ce qu’il est intrinsèquement : une machine pour communiquer avec les morts, ou depuis le monde des morts et des esprits. C’est Fellini après 8 et ½ et Juliette des Esprits. C’est Tarkovski après Le Miroir. Buñuel après L’Ange Exterminateur.
Le cinéma est une image faite pour les morts, pour les rappeler, leur montrer le chemin vers les vivants. C’est une invocation. C’est de la nécromancie. Après les années 60, le cinéma devient psychopompe et aide les vivants à trouver les morts. Il n’est plus une nekuia mais une catabase dont on risque à tout moment de rester prisonnier dès lors qu’on y plonge.
Phantom of the Paradise est un film sinueux et serpentin, qui s’entortille autour du spectateur, et ce dès la première image avec le logo de Death Records qui tourne (avec la voix lancinante de Rod Sterling) jusqu’aux travellings circulaires et les panoramiques qui hantent tout le métrage (Winslow jouant du piano au début, la première apparition de Swan, la séquence du bureau en forme de disque d’or). Mais il est un chant du cygne[22].
Le cinéma est une malédiction qui plane sur quiconque en fait, ou s’en fait dans sa tête. C’est le désir d’aller vers l’Imaginaire mais aussi le risque de ne jamais revenir vers le monde matériel. Le cinéma n’est plus un chant orphique qui nous guide dans l’obscurité, c’est le chant des sirènes qui tente de nous attirer vers les récifs. Il est le requiem de l’humanité.
[1] Extrait de Ciné-Journal Volume 1 / 1981-1982, éd. Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 2005
[2] Le Job, Entretiens avec Daniel Odier, éd. Belfond, 1979
[3] Paradise Regained, bonus DVD de l’édition française de The Phantom of the Paradise, éd. Opening, 2006
[4] Il sort tout juste du tournage de La Bataille de la Planète des Singes, film auquel il est fait référence avec le masque porté par Swan lors du mariage avec Phœnix à la fin du film.
[5] Ce jeu atteint un sommet vertigineux lorsqu’en studio, Swan, tentant de donner une voix à Winslow en passant par des filtres, dit « parfait » lorsqu’il entend sa propre voix.
[6] Entretien avec Brian De Palma par Cédric Anger, Cahiers du cinéma, n° 546, mai 2000
[7] Avec Le diabolique Dr. Mabuse bien sûr, mais aussi Fury.
[8] Tous en Scène ! (The Band Wagon) : https://www.youtube.com/watch?v=ik8igCUb2i8
[9] Dans une séquence parodique du Fantôme de l’Opéra, où la Diva Carlotta est devenue un chanteur de hard-rock drag-queen et le lustre qui la tue un néon en forme d’éclair.
[10] Carl Gustav Jung, L’homme à la découverte de son âme – Structure et fonctionnement de l’inconscient, éd. Albin Michel, 1987, édition originale 1963.
[11] Le 6 mars 2013, dans le cadre du cycle Ciné Seventies au Centre des arts d’Enghien-les-Bains, Jean-Baptiste Thoret a présenté Phantom of the Paradise de Brian De Palma : https://www.youtube.com/watch?v=tr0YVbWLHtg
[12] Hakim Bey, Immédiatisme, in Sermons Radiophoniques, traduction de Fleur Ramette, éd. Le Mot et le Reste, 2011
[13] Film de 1970 dans lequel émerge son goût pour le plan-séquence et pour le split-screen.
[14] De Palma avait écrit une autre fin pour le film (la chanson utilisée pour le générique de fin était au départ prévue pour cette séquence) : Dans un cimetière, Swan assistait à l’enterrement de Winslow, et une petite fille, sortant brusquement d’une foule carnavalesque que n’aurait pas renier Fellini (ce explique certains accents à la Nino Rota de cette chanson), sautait sur le cercueil et se mettait à faire des claquettes dans l’espoir d’être embauchée. On entend d’ailleurs le bruit des claquettes dans la bande-son.
[15] Pour ce qui est des maquillages à la Kiss, le débat reste entier à savoir qui a créé le maquillage en premier, puisque le film est tourné en 1973, la même année que la création du groupe.
[16] in Mémoire de la danse, éd. Babel, 2003
[17] L’image qui manque, c’est tout le propos du film de Ken Jacobs de 1969 Tom Tom the Piper’s Son.
[18] Lire à ce sujet Henry Corbin, Face de Dieu et face de l’homme, éd. Flammarion, 1983
[19] Henry Corbin, in Histoire de la Philosophie Islamique, éd. Folio Essais, 1986
[20] « Quand la musique était rare, sa convocation était bouleversante, comme sa séduction vertigineuse. Quand la convocation est incessante, la musique repousse. Le silence est devenu le vertige moderne. Son extase. » La haine de la musique, éd. Calmann-Lévy, 1996
[21] in L’Horrible révélation… La seule, en 1932
[22] Swan Song était le nom original de la maison de disques de Swan avant le procès avec Atlantic.