LE PRODIGE DU PROCHAIN – « Les Délices » de Damien MacDonald

« Houle de blés surplombée d’un vol de corbeaux.

De quel ciel le bleu ? Celui d’en bas ? Celui d’en haut ?

Flèche tardive, décochée depuis l’âme.

Sifflement plus fort. Fournaise plus proche. Les deux mondes. »

Paul Celan, Sous un tableau[1]

À l’heure où le sommeil est juste, quasiment sacré, certains ne dorment pas ; ils scrutent[2]. Damien MacDonald fait partie de ceux-là, de ces êtres rares qui osent s’aventurer par-delà l’espace et le temps. Avec sa série « Les Délices », il nous amène au pays des songes et des spectres. « Les Délices », ce sont 500 dessins en hommage à Hyeronimus Bosch. Un dessin par année nous séparant de son passage d’un monde à l’autre. Cherchant les traces du peintre visionnaire flamand dans le monde, Damien arpente, défriche, déchiffre, visite les ruines d’une réalité, guettant les images qu’il faudra sauver de l’oubli et du néant. Celles qui devront être restituées à notre regard une fois celui-ci éteint. Ces 500 miniatures sont autant de liens avec l’autre version du monde. Les traces d’une onde céleste qui s’infiltre en lui et coule comme à pleins flots[3]. C’est une chorale à l’unisson qui se fait entendre, une voix hantant l’autre – celle de Bosch dans Damien.

Rappelle-toi les paroles de cette comptine que tu aimais tant :

Mon premier pour savoir irriguer la vie.

Mon second pour révéler.

Mon troisième pour risquer l’utopie.

Mon quatrième un amour sans relâche et sans fin.

Mon tout met le doigt sur notre chaos et nous rend notre pouvoir.

Enfants monstrueux du Codex Seraphinianus et de Madge Gill, empruntant autant à Odilon Redon qu’à Mœbius, Granville ou Topor, les 500 songes drolatiques offerts par Damien MacDonald nous obligent à prendre le temps – à nous en saisir et à l’extraire du rythme effréné de la société contemporaine – pour les regarder et réapprendre à voir. Plongeant notre regard en eux, ils plongent à leur tour en nous, nous offrant un miroir de notre myrninerest, nous révélant notre propre mystère sans que pour une fois nous ne soyons distraits par le bruit alentour du monde.

Sorte d’Alan Lomax de l’inconscient collectif, Damien MacDonald nous offre avec « Les Délices » des field recordings de l’imaginaire. Il se sait le témoin onirique de scènes rêvées par d’autres. Cette série de dessins est le carnet de route d’un arpenteur de la psyché universelle. Ils nous permettent, pour un précieux petit moment, d’ignorer le régime du temps instauré par la terreur de la politique et des médias – ce régime qui conçoit le temps de façon linéaire et irréversible, et non plus cyclique, révolutionnaire. Sur une timide feuille, Boris Pasternak écrivait : « J’entrebâille un peu la fenêtre / Criant aux gamins dans la cour : / ‘Les amis ! dehors, c’est quel siècle ?’ »[4]. En effet, il fait quel siècle dehors ? Damien cherche le point où ce n’est plus de la mémoire mais de l’anticipation. Il convoque. « Les Délices » nous rappellent que le seul changement qui pourra advenir dans le monde viendra de nous, en changeant notre état d’esprit, mutant notre nature, altérant notre conscience (dans le sens premier de la rendre autre). Et c’est bien là un des buts premiers de l’art : faire que ce qui a vu devienne différent de ce qui regarde. Visite l’Intérieur de la Terre et par Rectification tu trouveras la Pierre Cachée. Lorsque, visitant l’exposition en cours à la Galerie 24b dans le 1er arrondissement parisien – un de ces lieux qui aident à « rendre le Musée aux muses, car ce sont elles qui savent le mieux protéger les médiums, aménager les éclaircies »[5] –, on prend le temps de plonger dans les 500 dessins de Damien, on est pris de vertige. Puis on passe de l’ivresse au nettoyage du regard. C’est un vipassana de l’art. Une ode à la Shekhina. Et on se demande ce que font les œuvres d’art lorsqu’on ne les regarde pas.

Les poètes sont ceux qui n’ont pas de but, ceux qui ont fait de l’errance leur objectif, ceux qui savent que révélation n’est pas un vain bruit que des intellectuels font avec leur bouche, ceux qui fuient la réussite, ceux qui refusent de parvenir – car, comme le rappelle Cioran, cela implique des compromis qui provoquent en nous un amoindrissement dont nous ne sommes jamais conscients sur le coup. Ceux-là ont des petites armes, en papier, en toile, en glaise ou en argile, en rayons lumineux, en vibrations sonores. Des petites armes qui ne tirent pas résonnent pendant des siècles – et rappellent au monde qu’il faut écouter autre chose que son propre boucan.

C’est avec une infinie patience et une dévotion inouïe que Damien a plongé dans les siècles, espérant rencontrer, à tâtons, une image immémoriale, infime et infinie. Il a traversé le paisible rivage du Léthé, et a scruté, patiemment, attendant qu’un signe s’échappe. Un signe qu’il propose maintenant à notre regard. Un signe qu’il plonge dans notre œil et glisse entre notre paupière et notre rétine. Je ne crois pas, comme l’espère Damien, que ces dessins nous mènent au cœur du Naos[6]. Non, ils circonscrivent un terrain, délimitent un endroit, nous en indiquent la voie, Sybille de Cumes de papier. Et c’est tant mieux, car il est bien plus important qu’on nous montre le chemin qu’on ne le parcoure à notre place. L’important n’étant jamais la destination mais le chemin lui-même. C’est ce qu’Aleister Crowley dit dans ses confessions : « Je sais maintenant que la vraie solution est la suivante : il n’y a pas de but à atteindre […], la récompense est la marche elle-même. La joie de la vie consiste à exercer ses énergies, dans une croissance continuelle, en un changement constant, dans la jouissance de toute nouvelle expérience. S’arrêter signifie tout simplement mourir. L’éternelle erreur de l’humanité est de se fixer un idéal accessible. »[7] Face au désœuvrement, Damien propose d’œuvrer. Il déchire le voile de nos paupières closes. Et si ces 500 « Délices » ne nous mènent pas au cœur du Naos, ils ont le mérite de nous servir de sauf-conduit pour l’au-delà. À l’instar de ce dessin où des personnages courent vers un précipice pour s’y jeter et s’envolent, « Les Délices » emplument nos âmes afin que les anges nous paraissent moins étranges lorsque nous les rencontrerons. Exempt du cynisme désabusé contemporain, Damien croît à la force de l’amour et de l’humour – c’est d’ailleurs à ça qu’on peut reconnaître une partie des ennemis de la Magie : ils n’ont aucun humour, seulement de l’ironie. Comme le disait ce bon vieux Gilbert, « les anges peuvent voler car ils se prennent à la légère. »[8]

Il est évoqué dans le Talmud l’existence de 36 personnes cachées dont l’existence sur terre garantit la survie du monde. On les nomme les Tsadikim Nistarim (les Justes cachés). Cette notion s’enracine dans la dimension la plus profondément mystique du Judaïsme. Il y a fort à parier que l’amour et l’attention que porte Damien MacDonald à l’humanité ait pu faire de lui un Tsadik Nistar. Il fait partie de ces poètes cachés de par le monde qu’on peut reconnaître à une chose : pas tant à la force de leurs images que par une vision où tout fait sens. Damien joue avec l’intégralité de la palette de la condition humaine. Cette humanité belle comme des êtres hermaphrodites qui font l’amour ou un moine qui médite, étrange comme le bâillement d’un coyote portant un t-shirt à l’effigie de Ginsberg, laide comme le visage d’une Ophélie flottante au milieu d’une Seine polluée. Drôle et pathétique, sublime et dérisoire, c’est tout ça et plus encore, l’humanité, et elle ne saurait être réduite. Il faut retrouver la soif fébrile et convulsive de vivre, et Damien nous y invite par cet amour fou de la vie, en enregistrant, en nous rendant l’intégralité du foisonnement du monde dans ces 500 petits poèmes-prières.

Voir « Les Délices », c’est retrouver un peu la foi. C’est se rappeler que tout n’est pas perdu. Que s’il y a un grand soir, il y aura forcément un petit matin. Soyons-en sûrs. Et en attendant la tragédie qui aura lieu le lendemain de la fermeture de son exposition, on ne peut souhaiter meilleure compagnie que celle des 500 délices de Damien MacDonald. 500 petites amulettes de protection face au monde à venir. 500 vévés qui sont des exorcismes face à la malédiction médiatique et mortifère. 500 sortilèges capables, comme le disait Michaux, de tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile. 500 rappels qu’on peut aimer. Qu’il nous faut aimer et porter l’amour à un point d’incandescence si élevé que l’intégralité du système existant pourrait être évacuée – si l’on trouvait assez de personnes pour aimer à un tel degré. Allez voir l’exposition de Damien, c’est déjà faire le premier pas. « Nos vies sont une histoire que nous nous sommes racontée, pour passer le temps pendant la longue et terrifiante nuit de notre ignorance. Mais nous avons grandi. Que la nuit s’achève. »[9]

 

Vincent Capes, avril 2017

 

 

[1] in Grille de parole, éd. Points, 2008, p. 21

[2] Cette phrase est empruntée à Insomnies et autres poèmes de Marina Tsvétaïéva.

[3] Cette fois, c’est à Arthur Rimbaud que cette phrase est empruntée : « Et c’est bien une onde céleste qui ne cesse de s’infiltrer en moi et coule comme à plein flot, – une onde divine ». (Ver Erat (C’était le printemps), publié dans Le Moniteur de l’enseignement secondaire, spécial et classique – Bulletin officiel de l’Académie de Douai, le 15 janvier 1869)

[4] Boris Pasternak, Ma sœur la vie et autres poèmes, éd. Poésie/Gallimard, 2003, p. 78-79

[5] Damien MacDonald, Art extemporain, éd. EBL, coll. Implicite, 2016, p. 51

[6] Voir son texte d’introduction à son exposition à la Galerie 24b, 24 Rue Saint-Roch 75001 Paris, du 3 février au 22 avril 2017

[7] in The Confessions of Aleister Crowley, éd. Arkana Publishing, 1989

[8] G.K. Chesterton, Orthodoxie, 1908, éd. Climats, 2010

[9] Alan Moore et J.H. Williams III, Prométhéa, tome 7, épisode 30, p. 23, éd. Panini Comics, 2010