PERVIGILIUM MORTIS
In memoriam David Lynch, « The James Stewart from Mars »
« Nous, ne pleurons pas de ce que celui qui faisait nos délices s’est enfui loin de ces vautours de proie qui crient ici-bas, Il dort ou veille avec la patiente mort. […]
Paix ! Paix ! Il n’est pas mort, il ne dort pas ! Il s’est réveillé du songe de la vie. C’est nous qui, perdus dans d’orageuses visions, guerroyons sans profit avec des fantômes et, dans un insensé délire, frappons du poignard de notre esprit des riens invulnérables. »
— Percy Bysshe Shelley, Adonais
Parti le 15 janvier dernier, David Lynch laisse un immense trou dans le tissu de cette réalité, une absence entourée de nos présences inconsolables. Je me retourne sur moi-même pour faire revenir quelques moments-clés qui jalonnent mon voyage en sa compagnie :
Début des années 90. Je dois avoir 11 ans. Tristesse infinie face à l’humanité du doux John Merrick. Récitant la Bible, montrant le portrait de sa mère en disant qu’il avait dû être une déception, ou s’allongeant pour la première – et dernière – fois de sa triste vie.
14 ans. Terrible trouble devant Blue Velvet, découvert lors d’une nuit estivale, tout seul dans le salon familial. L’effroi de voir par le trou de la serrure l’infinie noirceur des forces libidinales conjuguées au monde du rêve, me demandant pour la première fois ce qui se cache « réellement » derrière les fenêtres de mes voisins de l’immeuble d’en face, une fois les rideaux tirés, dans le silence de la nuit.
16 ans. Seul, avec seulement un couple quelques rangs derrière sur ma droite, dans une grande salle vide aux fauteuils de velours rouge, je comprends au bout des deux heures et quart de Lost Highway que si le voisinage pouvait être terrifiant, ce que nous portons en nous l’est encore plus. Notre pire ennemi, c’est nous-même et la façon dont notre esprit peut s’arranger avec la réalité.
À peine un mois après, au festival du court métrage de Clermont-Ferrand, je découvre The Grandmother sur grand écran. Choc.
20 ans. Comme pour Crash de Cronenberg quelques années plus tôt, je ne suis pas sûr de comprendre l’engouement nouveau de la part du grand public pour Lynch, désarçonné par cette soudaine notoriété à grande échelle. Si Mulholland Drive est à n’en point douter un pur bijou (encore aujourd’hui le plus grand film du XXIe siècle à mes yeux, avec La Commune de Peter Watkins), tout me semblait pourtant déjà là dans ses films précédents – toute l’œuvre de Lynch est déjà là dans The Grandmother alors qu’il n’a que 24 ans. Mais trêve de snobisme. L’essentiel, me dis-je, est que ses œuvres soient vues et circulent.
Février 2012. Tomber par hasard sur l’exposition Man Waking From Dream à Clermont-Ferrand, et y voir pour la première fois Lumière (Premonition following an Evil Deed), film dont j’ignorais jusqu’à l’existence et qui sera pour moi un de ses plus grands, un précipité de toute son œuvre – un peu comme Dans le noir du temps de Godard, où toute son œuvre est condensée en 10 minutes. Je m’assois, seul dans la petite salle d’exposition et je le regarde en boucle, pas loin de dix fois d’affilée. (La dernière fois que ça m’est arrivé, c’était au début des années 2000, devant le fraîchement téléchargé At Land de Maya Deren, une des matrices du cinéma de Lynch, avec les films de Tati, Le Magicien d’Oz, Sunset Blvd., l’œuvre de Marcel Duchamp, les tableaux de Francis Bacon et d’Edward Hopper, et le trop méconnu Dreams that Money Can Buy de Hans Richter).
Juin 2017. Got a Light? Une des séquences les plus impressionnantes qu’il m’ait été donné de voir sur un écran, sorte de « Jupiter and Beyond the Infinite » de la télévision.
Deux mois plus tard, le cri de Carrie Page.
Soudain, en écrivant ces quelques lignes, je me rends naïvement compte que David Lynch m’a accompagné presque toute ma vie, dans ma cinéphilie naissante, dans mes études d’art, dans ma vie d’adulte, et qu’il a été présent pendant plus de 30 ans. Wow Bob, Wow. Je me rends compte du bruit du silence que fait l’absence de quelqu’un qu’on a aimé si fort, si longtemps, lorsqu’il nous manque, lorsqu’on est « en manque » de lui.
Robert Filiou disait que l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. Les films de David Lynch prennent racine dans ce sans quoi la vie n’a pas de sens. Tant de gens ont pu dire de ses films qu’ils n’en avaient aucun alors que sans eux la vie en a encore moins.
N’en déplaise aux fans de Kubrick, David Lynch est sans aucun doute possible le plus grand cinéaste états-unien de la seconde moitié du XXe siècle – et accessoirement du premier quart du XXIe. Nous attendons, appelons de tous nos vœux le champion qui prendra sa relève.
Je termine ce modeste texte, humble élégie tricotée dans un tissu de mots superflus – un infime drap de mort – qui, je l’espère, aura pu accompagner son âme sur l’autre rive, lors de son voyage au travers les royaumes du Bardo. David Lynch nous a quitté mais réjouissons-nous car nous avons ses œuvres immortelles, laissées sur Terre tel un cadeau qu’il nous a ramené de ses pérégrinations sur d’autres plans de la réalité, lors de ses méditations et de ses rêves. Celles-ci nous permettent d’élargir notre monde intérieur, poussant les murs, le sol, le plafond, et d’étirer notre être dans tous les sens comme un linceul infini. En voyant ses films, ses œuvres graphiques, en écoutant sa musique, nous échangeons d’âme à âme la perle impérissable où dort le souvenir. Et jamais celle-ci ne disparaîtra. In Heaven, everything is fine…
— Vincent Capes, le 18 janvier 2025.