Après le gel du Pass Culture, c’est au tour des options facultatives des enseignements artistiques en lycée d’être la cible des restrictions budgétaires. Ça nous pendait au nez depuis au moins une bonne décennie, mais ça y est, c’est là. C’est donc à l’éveil à la culture et à l’esprit critique qui peut en découler que s’attaque subrepticement ces économies de bouts de chandelle. C’est tout simplement une ouverture vers autre chose qu’ils veulent supprimer. Les options facultatives sont un bol d’air pour, entre autres, les élèves en décrochage scolaire. Votre serviteur qui écrit ses lignes en est la preuve vivante : je suis rentré au lycée parce qu’il le fallait, traînant les pieds comme beaucoup d’adolescents qui préfèreraient passer les plus belles années de leur vies ailleurs que sur les bancs d’une école formatée et de ses programmes pour la plupart insipides appris dans des manuels scolaires (dont plus de la moitié de l’édition est possédée aujourd’hui par l’empire Bolloré, mais c’est une autre histoire), loin de son système de notation avilissant (qui n’est rien d’autre qu’une distinction et un tri social). Je me suis inscrit un peu par hasard, avouons-le, dans la section cinéma audiovisuel de mon lycée, certes parce que j’aimais le cinéma, mais aussi histoire de gratter quelques points pour le baccalauréat. Et cette décision a changé toute ma vie. Je ne serai pas là où j’en suis, je n’aurais pas fait ce que j’ai fait si je n’avais pris ces trois pauvres petites heures hebdomadaires de cinéma, une ouverture dans un système disciplinaire anxiogène et asphyxiant, où l’on apprend surtout la ponctualité et la docilité.
Aujourd’hui de l’autre côté du bureau, j’interviens auprès des élèves, tentant de leur transmettre cette même bouffée d’air, apportée par quelqu’un qui n’est pas un professeur. Je ne remets pas en cause la grande qualité de mes précieux collègues, mais n’ayant pas suivi ce cursus et cette formation, je n’ai pas les mêmes mots pour m’exprimer ni les mêmes biais pour appréhender une situation que le corps enseignant. Car oui, les options artistiques sont (pour la plupart) bicéphales et dépendent des Ministères de l’Éducation et de la Culture. Et c’est ce travail conjoint d’un enseignant et d’un créateur qui conjugue la pertinence de la pédagogie de ces options. Si cet accompagnement commun disparaît, ça veut dire que la tâche d’élaborer des œuvres va incomber aux professeurs (dont ce n’est pas le cœur de métier, faut-il le rappeler), leur rajoutant encore plus de travail et de la charge mentale supplémentaire.
Influencé par Alexander Neill et Summerhill, j’ai toujours dit que je préférais avoir un ancien élève de cinéma devenu, par exemple, infirmier heureux et épanoui (salut Tony !) plutôt qu’un intermittent travaillant dans l’audiovisuel mais qui serait un bien triste sire. Faire des citoyens conscients et responsables, voire des gens biens, et pas des petit laquais du spectacle ou autres entrepreneurs décérébrés de l’ultra-libéralisme de la culture. C’est ce que nous faisons – restons humble, c’est ce que nous tentons de faire –, années après années. J’ai tenu ce discours quitte à me mettre à dos certaines personnes de la DRAC qui considéraient qu’un élève sortant de section cinéma devait forcément poursuivre des études de cinéma et travailler ensuite dans ce milieu. Tous les ans, de serviles sondages nous le redemandent. C’est absurde. C’est comme croire que toute personne qui fait les Beaux-Arts sera artiste. Non seulement ça surchargerait le marché (pour parler comme eux), mais c’est surtout l’éternel problème de lier étude et travail, ce qui ne va pas de soi ! Gilles Deleuze le rappelait dans sa conférence donnée dans le cadre des mardis de la fondation Femis, le 17 mai 1987, en parlant de l’école : « Il faut bien surveiller actuellement les thèmes qui naissent, ça se développera que dans 40 ou 50 ans, pour vous expliquer que l’épatant se serait faire en même temps l’école et la profession. » Car ce que nous visons, avec l’éducation culturelle et les enseignements artistiques, ce n’est pas de former les jeunes à un métier – et encore moins au tripalium d’un travail –, non. Ce que nous voulons, c’est leur donner des outils qui leur permettrons, peut-être, de s’émanciper. Et les enseignements artistiques sont depuis toujours une façon de se défaire de la lutte intestine du tous contre tous, de la mise en compétition des élèves entre eux, en mettant en place des objectifs pédagogiques de groupe où l’entraide et la solidarité priment et sont les fondations de la réussite d’un ouvrage commun.
Les bureaucrates et technocrates peuvent-ils comprendre (de leur place privilégiée où ils n’ont pas vu un élève IRL depuis des années, le nez dans leurs dossiers plein de chiffres et de graphiques, où l’on met le mot « élève » au singulier pour mieux masquer l’abattage pédagogique et les logiques managériales de masse qui désindividualisent les enfants, mais j’arrête là cette parenthèse déjà trop longue avant de m’énerver et de définitivement perdre le fil !) peuvent-ils comprendre, disais-je avant de m’interrompre moi-même, l’importance de cours « pas comme les autres » ? Des cours où les élèves ne restent pas sagement assis sur des chaises inconfortables pendant des heures et des heures (définition de la torture), où les savoirs s’échangent et se partagent dans l’action et dans le faire, et ne tombent pas du ciel sur la tête des élèves comme de l’eau sur des jeunes poussent afin qu’elles s’élèvent ; où la main qui pense est aussi importante que l’esprit qui imagine ; où l’on parle d’image afin de tenter de mieux comprendre le monde qui nous entoure. Une matière qui devrait être, donc, aussi importante que le Français ou l’Histoire – aux côtés de la techno, matière pour aborder la programmation et les fonctionnements des algorithmes et de l’IA, un secteur qui ne bénéficie aucunement de la même austérité budgétaire que l’éducation culturelle soit dit en passant. Et je dis bien éducation culturelle.
Malgré les discours bien-pensants au sujet de l’importance de l’art et de la culture, ces mesures sont une nouvelle façon d’affamer encore les artistes. Mais ce n’est pas là le plus important à mes yeux – et pourtant j’en suis. Ce qui est grave, c’est que ce seront surtout les élèves qui en feront les frais. On repense à cette phrase attribuée à Winston Churchill, en réponse à une personne qui lui proposait de couper dans le budget de la culture pour financer l’effort de guerre : « Si ce n’est pour la culture, pourquoi nous battons-nous, alors ? » Mais ça va bien plus loin que ça.
À une époque où l’on cherche à dissoudre La Jeune Garde ou Urgence Palestine, où M. Retailleau est choisi pour représenter la droite (devenue plus que jamais réactionnaire et liberticide), où l’on laisse défiler librement dans les rues de Paris les droites extrêmes qui affichent ouvertement des tatouages de cr*ix g*mmées, des 88 ou des runes d’Odal, où les glissements des sociétés disciplinaires vers les sociétés de contrôle se font de plus en plus visibles, il semble plus que jamais important de rappeler que l’éducation culturelle – et surtout la culture politique via l’éducation populaire – est plus que jamais nécessaire. On a gueulé tellement fort « No pasaran » ou « Siamo tutti antifascisti » qu’on a oublié qu’on était minoritaire. Et les choix désastreux des politiques minables qui tuent tout autant qu’avant nous envoient encore plus vite et plus fort dans un mur, un mur qui nous paraît désormais inévitable. Mais ça ne sera pas une raison suffisante pour ne pas se battre, pour ne pas faire obstacle, afin de tenter de l’éviter ce p*tain de mur – ou tout du moins d’amoindrir la collision. Ce n’est pas parce que le combat semble perdu d’avance, ou qu’on ne verra pas les fruits de l’éventuelle victoire, qu’on ne se battra pas. Et l’ouverture apportée par les éducations artistiques et culturelles sont un bon levier pour commencer ce combat.
« Vient un jour le moment libérateur où l’on se doit de dire : non. Pour sa propre intégrité. Si on perd cette idée de vue, si on la laisse s’estomper au risque d’oublier jusqu’à son existence, il ne reste plus rien. Plus rien à dire, plus rien à offrir en partage. » — L’Horloge universelle : la résistance de Peter Watkins (2001) de Geoff Bowie.
« Le refus a toujours constitué un geste essentiel. Les saints, les ermites, mais aussi les intellectuels. Le petit nombre d’hommes qui ont fait l’Histoire sont ceux qui ont dit non, jamais les courtisans, les valets, les cardinaux. Pour être efficace, le refus doit être grand, et non petit, total, et non pas porter sur tel ou tel point, ‘absurde’ ». — Pier Paolo Pasolini, Nous sommes tous en danger, in La Ultima Intervista de Colombo & Ferretti, éditions Allia, 2010.
Et encore et toujours : « Nous appelons […] les enfants, les jeunes, les parents, les anciens et les grands-parents, les éducateurs, les autorités publiques, à une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation marchande, le mépris des plus faibles et de la culture, l’amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous. […] Plus que jamais, à ceux et celles qui feront le siècle qui commence, nous voulons dire avec notre affection : « Créer, c’est résister. Résister, c’est créer ». » — Appel du 8 mars 2004 des anciens du Conseil National de la Résistance de 1944.
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https://www.franceinfo.fr/culture/c-est-d-une-tristesse-absolue-en-nouvelle-aquitaine-la-suppression-d-aides-pour-les-options-artistiques-au-lycee-consterne-enseignants-et-artistes_7193037.html
À propos de l’empire Bolloré et des manuels scolaires :
https://desarmerbollore.net/news/ne-laissons-pas-Bollore-envahir-les-manuels-scolaires-et-les-cerveaux-de-nos-enfants