Shūji TERAYAMA (1935–1983)

« Si nous voulons nous libérer, effaçons l’histoire de l’humanité en nous et l’histoire de la société autour de nous, nous devons commencer par nous débarrasser de nos souvenirs personnels. » — Shūji Terayama[1]

Essentiellement connu chez nous à cause de la chanson des Béruriers Noirs en hommage à son film Empereur Tomato Ketchup, Shūji Terayama est un des secrets les mieux gardés de la contre-culture et de l’underground japonais. Il est né en 1935 dans le nord du Japon. Il n’a que 9 ans lorsque son père meurt à la fin de la guerre. Sa mère, partie travailler dans une base américaine, l’abandonne. Il est recueillit par un parent éloigné, propriétaire d’une salle de cinéma. Il va y passer une grande partie de son enfance. Il raconte qu’il voit les films plusieurs fois, qu’il dort dans la salle et qu’il peut se refaire les films dans sa tête, plan par plan. Il fonde au lycée plusieurs revues littéraires, et en 1954, alors âgé de 19 ans, il remporte un prix le prix de « Poésie Nouvelle » pour ses poèmes en tanka[2]. Sa poésie va tellement marquée le Japon qu’aujourd’hui un prix annuel du meilleur tanka porte son nom.

« pour ensevelir

le peigne rouge sang

de ma défunte mère

au Mont de l’effroi je vais

où sans fin souffle le vent »[3]

 

À l’aube de la vingtaine, il tombe malade. Il sera hospitalisé durant 3 ans. 3 années durant lesquelles où il va écrire nombre de poèmes et de pièces de théâtre.

En 1959, Terayama va partir pour Tōkyō. Là-bas, il traîne dans les milieux interlopes de Shinjuku, le quartier des artistes, des prostituées et des yakuzas.

On pourrait parler d’Edogawa Ranpo ou, bien sûr, de Yukio Mishima, mais il semblerait que le point d’impact artistique le plus important au Japon dans la 2nde moitié du 20ème siècle soit la chorégraphie de Tatsumi Hijikata nommée Kijinki, une pièce basée sur Couleurs interdites de Yukio Mishima. Kijinki, c’est l’acte de naissance de l’Ankoku Butō, la danse des ténèbres. Originaire du nord du Japon, Tatsumi Hijkata (de son vrai nom Kunio Motofuji Yoneyama, Hijikata qui veut dire « genêt » en japonais) est influencé par Mishima et par le travail de Tatsuhiko Shibuzawa — sorte de Pauvert japonais, qui va traduire et publier les œuvres de Sade, Bataille, Genet, Sarane Alexandrian, Beardsley, Cocteau, Desnos, Huysmans, Jarry, Mandiargues, Pauline Reage ou encore Yourcenar. Hijikata propose un art qui s’oppose ouvertement à l’envahisseur américain et au consumérisme. Contre l’industrialisation galopante, il s’inscrit dans une forme et une pensée archaïque, atavique, qui donne cette impression que le Butō est ancestral. Il faut également mentionner Kazuo Ōno (qui, sous l’impulsion Hijikata avec qui il travaille durant 8 ans, va incarner une femme, l’Argentina ­— la figure du transsexuel étant fondamentale dans l’avant-garde japonaise), Akaji Maro et Eikō Hosoe (Il y a un pont intéressant avec la photo prise par William Klein, qui va travailler avec Chris Marker qui lui même s’intéressera de près à Terayama en s’occupant de la voix off française de Labyrinthe d’Herbes en 1979).

 

Terayama débarque à Tōkyō dans cette effervescence qui prendra des proportions folles dans les années 60. C’est une période d’ébullition artistique à Tokyo durant laquelle on voit aussi apparaître Aquirax Uno et Tadanori Yokoo, le père du Pop Art japonais. Va émerger le groupe de performers Zero Jigen qui envahit les rues de Tōkyō avec des happenings provocants, ritualisés et sexualisés. Bruno Fernandes explique que pour Zero Jigen, « une des bases de l’esthétique et de la démarche […] fut celle de toute une génération : le psychédélisme. Contre-culture de la modification et de la relativité des états de conscience déniant toute limitation de la vie par les impératifs productivistes d’une société essentiellement basée sur la consommation et l’instrumentalisation des désirs. »[4] Tatsumi Hijikata écrit : « Toutes les puissances morales de la civilisation, main dans la main avec le régime politique du capitalisme, sont fermement opposés à un usage du corps qui ne serait qu’objet, moyen ou outil de plaisir. »[5] Il y l’arrivée de Provoke, groupe de photographes qui prend racine dans les émeutes et les affrontements des étudiants avec les forces de l’ordre à Shinjuku.

 

Portant les stigmates de Hiroshima et Nagasaki et refusant de passer sous silence cette horreur — ce qui, avec l’ANPO[6], risque d’arriver —, toutes ces avant-gardes explorent les fantasmes privés comme autant de façons de affronter la terreur collective. Combattre les tabous, la censure et les peurs de l’époque, explorer les confins de la psyché collective et les limites du système. La sexualité quant à elle est un pivot fondamental de la révolution, cristallisant toutes les répressions et les censures. Masao Adachi écrit : « Comme l’ont soulevé Jūrō Kara et Shūji Terayama, notamment dans Les Privilèges du corps, le langage du corps est le dernier catalyseur permettant de renverser la structure d’un pouvoir qui n’est qu’une fiction de la société contemporaine. »[7] Le corps est un enjeu politique fondamental dans le combat. A cette époque et un peu partout dans le monde, il y a la conscience qu’une des plus grandes armes révolutionnaires est la sexualité comme moyen d’émancipation. Le capitalisme s’est empressé de neutraliser cette redécouverte et cette exploration, tout comme il cherche à phagocyter l’imaginaire, en l’uniformisant, en le monoformisant via la publicité et la télévision.

On voit l’émergence de cinéastes politiques très engagés dans les combats d’extrême-gauche comme Nagisa Ōshima, Kōji Wakamatsu, Masao Adachi ou le récemment disparu Toshio Matsumoto.

 

Pour les jeunes japonais de la fin des années 60, quand on hésitait entre aller voir un pinku ou un film politique au cinéma, on prenait une place pour un film de Wakamatsu. C’est une époque où l’on cherchait une réunion du fond et de la forme, une rencontre de l’expérimental et du populaire, une osmose de l’artistique et du politique, un engagement collectif pour exorciser nos sociétés de leurs réflexes d’obéissance. C’est le situationnisme, les groupes Medvedkine et Dziga Vertov, Jean Rollin, Fassbinder, Pier Paolo Pasolini, Marco Ferreri, René Vautier Godard ou Marker en Europe, Glauber Rocha au Brésil, Stan Brakhage, Jonas Mekas aux USA, et tant d’autres.

Revenons à Terayama. Il est étonnamment la figure la moins connue de ces avant-gardes (et pourtant peut-être une des plus intéressantes artistiquement et une des plus importantes pour les japonais). Terayama est écrivain, poète, dramaturge, metteur en scène, scénariste (entre autres pour Susumu Hani et Masahiro Shinoda), réalisateur, photographe, collagiste, mais aussi chroniqueur sportif passionné de boxe et de course hippique, chansonnier ou encore auteur radiophonique.

« À la recherche d’un lapin qui s’appellerait le Japon, le regard du lecteur devient celui d’Alice. Alors, il tombe dans un trou, dans un endroit inattendu et se réveille au Pays des Merveilles. »[8]

Il réalise sont 1er film en 1960, Chattologie, malheureusement perdu aujourd’hui. Il crée en 1967 crée une compagnie de théâtre qui s’appelle Tenjō Sajiki (qui est la traduction littérale du titre Les Enfants du Paradis, en hommage à Carné). En contribuant à briser les frontières entre action directe et image, cette troupe va avoir une influence considérable sur le théâtre japonais. Terayama y mélange des formes très expérimentales, des influences folkloriques, la provocation sociale, et l’érotisme grotesque, le tout dans le creuset de sa personnalité faite de fantasmes et d’onirisme. Comme il le dit : « Au théâtre, l’expérience imaginaire et la vie réelle sont trop fortement différenciées ; La fine ligne qui les sépare est gelée. La performance sur scène est une reconstitution de la réalité reproduite par des substituts. C’est une forme rassurante de l’imagination qui ne perturbe en rien la réalité quotidienne des spectateurs. »

 

Sorte de Fassbinder japonais, il va entre 1967 et 1983, c’est-à-dire en moins de 15 ans, créer pas loin de 40 pièces et performances auxquelles se rajoutent 15 courts métrages et 7 longs métrages — sans parler des quelques 200 livres. Ses films, essentiellement autobiographiques, questionnent inlassablement la mémoire et sa fiabilité, le fantasme, les rapports de pouvoir et les dominations, les traumas de l’enfance, sa soi-disant pureté, l’Œdipe, et l’errance comme quête du moi. On retrouve la figure d’un écolier au visage blanc, fantôme de son enfance, qui traverse plusieurs de ses films et en particulier Cache-cache pastoral en 1974, dans lequel Terayama réalisateur joue son propre rôle et va rencontrer le personnage de son moi d’enfant. Il y a d’autres images, d’autres motifs, qu’on croise tout au long de sa filmographie (on devra se limiter ici à ce médium, car c’est tout ce qu’on connaît de lui en Occident) : les hommes qui portent des objets (souvent une porte), une jeune fille qui joue (à la balle, au cerceau), les phonographes, les affiches peintes, les pendules, les fils et cordons rouges, la mère incestueuse ou castratrice, l’absence de la figure paternelle, les transsexuels, les monstres de foire, les yokaïs, les uniformes, la sexualité, une fascination pour les années 20-30, les filtres de couleurs, l’importance du rock dans la bande-son, la réflexion sur le médium cinématographique — comme dans Jetons les livres, Sortons dans la rue (1971), œuvre agressive qui joue sur les excès et dans laquelle il questionne le cinéma et la révolte adolescente. Il y a dans son cinéma une étrange résonance avec Jack Smith — un autre grand cinéaste qu’il faudra un jour faire sortir de l’ombre.

Tragique, comique, mystique, poétique, burlesque, son œuvre est protéiforme et en gigogne. Non seulement des éléments se retrouvent d’un film à l’autre, mais Terayama adapte ses poèmes et ses pièces de théâtre en film, met les médiums en rapport, changeant des éléments, faisant communiquer les œuvres entre elles, les obligeant à s’interroger mutuellement. Comme dans le court métrage Roller, où 3 femmes, telles 3 harpies, s’adressent au public et demandent à quelqu’un de les rejoindre, une personne monte sur scène et intègre le film en plein milieu avant d’être rejeté dans la salle.

 

Un souffle de révolte parcours toute son œuvre : il s’insurge contre les conventions, contre le cinéma traditionnel, contre l’autorité en général, milite pour les émancipations, la liberté des sexualités. Un de ses thèmes majeurs reste la jeunesse opprimée, porteuse de révolte, et sa confrontation à un pouvoir répressif (parental ou social) et un milieu hostile qui ne cherche qu’à la briser. On retrouve ça également chez Ōshima. Il y a chez eux une revendication de la subjectivité, forme d’expression absente de la culture traditionnelle japonaise. Noël Bruch explique qu’il y a un « refus de faire appel à la conscience collective du public ; [un] refus de reproduire en aucune façon les formes établies ; mise en avant de la subjectivité de l’auteur. »[9]

Cela va bientôt faire 15 ans qu’il nous a quitté. À ce jour, on ne trouve qu’un coffret de DVD au Japon regroupant 3 films, une édition américaine d’un court métrage, et l’édition française de son plus mauvais film, une adaptation de la suite d’Histoire d’O de Pauline Réage avec Klaus Kinski et Arielle Dombasle, produit par Argos films. Il y a seulement deux livres traduits en français — dont un aujourd’hui introuvable — et deux aux USA. On espère qu’un jour on aura droit à une édition de ses films, des traductions de ses livres, une rétrospective, voire un colloque, pour aborder et faire découvrir cette œuvre dense et foisonnante réfractaire à toute analyse unidirectionnelle. Une œuvre en un mot indispensable, et aujourd’hui plus que nécessaire.

Vincent Capes, avril 2017

 

Bonus : La Photothèque Imaginaire de Shūji Terayama – Les Gens de la famille Chien Dieu de Shūji Terayama, édité par Yomiuri Shimbunsha à Tōkyō en 1975 (23 x 29.5 cm – 150 pages)

 

Et merci à Stéphane du Mesnildot pour l’image de Terayama Un Coup de Dés (1967).

 

[1] Cité par Antoine Barraud, « L’hypothèse poétique. Anarchie et cinéma japonais », in « Cinémas libertaires – Au service des forces de transgression et de révolte », dir. Nicole Brenez et Isabelle Marinone, éd. PUF Septentrion, coll. Arts du Spectacles – Images et sons, 2015, p. 274

[2] Le haïku, forme poétique la plus connue en Occident, est composée en 17 syllabes sur 3 lignes ; le tanka en 31 syllabes sur 5 lignes

[3] Extrait d’un poème de Shūji Terayama traduit par Alain Colas dans le dossier de presse du film Cache-cache pastoral. http://stephanedumesnildot2.blogspot.fr/2015/03/cache-cache-pastoral-de-shuji-terayama.html

[4] Pornologie vs Capitalisme – Le groupe de happening Zero Jigen, Japon 1960-1972, éd. Les Presses du Réel, 2013, p. 227

[5] En prison, in Œuvres complètes de Hijikata Tatsumi, Tōkyō, Kawade Shobôshinsha 1998, vol. 1, p. 198, originellement paru en 1961 dans la revue Mita Bungaku

[6] Traité de sécurité garantie signé en 1951 et prolongé en 1960 sous le nom de Traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon. Rappelons que Tokyo accueille les Jeux Olympiques en 1964

[7] Celui qui fut exposé au bûcher ardent – À l’aune de Fassbinder (2005), in Le bus de la révolution passera bientôt après de chez toi, édition établie par Nicole Brenez et Gô Hirasawa, éd. Rouge Profond, 2012, p. 212-213

[8] Shūji Terayama, Zoom n°45, 1977, p. 41

[9] Pour un observateur lointain, in Cahiers du cinéma/Gallimard, 1982, p. 329