LOST ou l’Eucharistie télévisuelle

LOST ou l’Eucharistie télévisuelle

dédié à Pacôme Thiellement

  

« A CHAQUE HOMME FEMME & ENFANT

SON PROPRE FUSEAU HORAIRE »

Hakim Bey, Black Fez Manifesto, éd. Ère 2014

«  Pour le monde occidental, il n’y a plus de ‘Terre Sainte’ à garder, puisque le chemin qui y conduit est entièrement perdu désormais ; combien de temps cette situation durera-t-elle encore, et faut-il même espérer que la communication pourra être rétablie tôt ou tard ? »

René Guénon, Symbole de la science sacrée, Gallimard 1962

Cité par Pacôme Thiellement dans La main gauche de David Lynch, PUF, 2010

 

 

À Rebours 

« L’observation attentive est la seule clé de la conscience complète et vraie. »

Karen DeGroot, membre de Dharma Initiative

 

Tout ce qui se passe sur une île se doit de requérir toute notre attention : Voyage au Centre de la Terre et L’Île Mystérieuse de Jules Verne, L’Etoile Mystérieuse et L’Île Noire de Hergé, Le Mont Analogue de René Daumal, La Montagne Sacrée d’Alejandro Jodorowsky, L’Île du Dr Moreau de H.G. Wells, Sa Majesté des Mouches de William Golding, Laputa (chez Swift comme chez Miyazaki), Le Profond Désir des Dieux de Shohei Imamura, Le Prisonnier (et sa parodie par les Simpson), Böcklin, ou encore Shutter Island de Dennis Lehane.

Symboliquement, les îles sont un entre-deux, entre la vie et la mort ou un purgatoire, et initiatiquement, elles se situent entre deux stades spirituels. Ce qui au fond est la même chose, car il faut apprendre à laisser mourir son ancien moi et les auto-conceptions erronées pour atteindre un nouvel état.

Dans le cas de Lost, la série de Damon Lindelof et Carlton Cuse, un exemple de ressemblance frappant est Les Ailes de la Renommée d’Otakar Votocek avec Peter O’Toole, où l’île est un au-delà qui dépend de la façon dont les vivants se souviennent des disparus.

 

Lost est truffé de références et d’allusions à la transition et ce dès les premiers plans du pilote :

  • Plan 1 et plan 2 : Un très gros plan d’un œil (le droit, intuitif) puis le même plan plus serré avec un cut dissimulé lorsque l’œil s’ouvre (l’éveil). On est en présence d’un humain, et l’échelle de plan figure le microcosme.
  • Plan 3 : Plan d’ensemble sur la forêt en contre-plongée zénithale. La nature majestueuse sans humain figure le macrocosme. Important : c’est le contre-champ des deux plans précédents, et c’est une caméra subjective (ce qui nous fait comprendre que les plans 1 et 2 étaient donc deux plongées zénithales). En utilisant la caméra subjective, J.J. Abrams provoque une résonance « intérieur-extérieur ». Larsen et feedback. Et il nous donne une clé importante : cette série ne s’envisagera pas de façon horizontale et linéaire, mais verticalement. On y sent comme une influence du livre An Experiment with Time de John William Dunne publié en 1927.
  • Plan 4 : Premier mouvement de caméra de la série. C’est un travelling arrière (nous assistons donc à un voyage à rebours ou à reculons, tel l’Hermite du Tarot).
  • 5 : Le personnage tourne la tête vers sa gauche en gros plan.
  • 6 : Forêt
  • 7 : Idem 5, mais cette fois en plan rapproché.
  • 8 : Idem 6. Un chien apparaît et s’approche en plan moyen. C’est un labrador.

 

Le chien est le symbole du psychopompe, celui accompagne l’âme dans le royaume des morts ou dans celui des rêves, comme le Mat ou comme chez Tarkovski, dont il suffit de revoir Stalker ou Nostalghia pour s’en convaincre.

En résonance avec le psychopompe, on voit également un Hermès dans la BD que lira Walt quelques épisodes plus tard, et il y a aussi l’ours[1]. L’idée que le chien est un psychopompe est confirmée en fin de saison 1 dans L’Exode lorsque Walt va voir Shannon pour lui donner son chien nommé Vincent en lui disant que celui-ci l’a beaucoup aidé pour la mort de sa mère, qu’il était la seule personne à qui il pouvait parler, et qu’elle pourrait, si elle le voulait, lui parler de Boone, son demi-frère mort récemment. Et la dernière image de la série corrobore cette théorie.

Dans l’épisode 3, titré Le nouveau départ (titre original Tabula Rasa), la notion de mort/transition est appuyée par la réplique de Jack à Kate sur la plage : « Nous sommes tous morts il y a trois jours. » Et encore plus tard dans la saison 2 épisode 8, Sayid dira à Ana Lucia : « A quoi bon te tuer. Nous sommes déjà morts tous les deux ».

Est-il besoin de rappeler qu’ils voyagent à bord de l’Oceanic Airlines 815 ? L’avion est un Boeing 777, chiffre qui correspond en guématrie[2] à la parole du Christ « Je suis la résurrection », mais aussi au livre d’Aleister Crowley dans lequel il révèle bien des clés de l’ésotérisme occidental.

L’heure d’embarquement du Vol Oceanic 815 est 14h15. Ecrire 14:15 plutôt que 14h15, fait penser à la numérotation des versets de la Bible. Dans l’Evangile de St-Jean : « Et la parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du Fils unique venu du Père. Jean lui a rendu témoignage, et s’est écrié : C’est celui dont j’ai dit : Celui qui vient après moi m’a précédé, car il était avant moi. » Jn, 1:14,15

Encore la présence d’une temporalité non-linéaire.

Les moments qui se passent hors de l’île seraient comme une compression du temps où se rejouent les moments-clés de notre vie juste avant de mourir ou lors d’une near death experience. Lost, ou l’art de tirer des leçons de ses actes.

 

Un peu de guématrie

815 = המיט ישנ qui veut dire « mourir » (et plus spécifiquement « mourir en s’endormant »).

En grec ancien, 815 : ζωή DZO-AY’ (zwh = 7+800+8) qui veut dire « la Vie » au féminin, ce qui l’associe ainsi à Ève.

La plus grande occurrence de mots donnant 815 est dans les Psaumes :

(40:8) במגלתספר : « le rouleau du livre écrit pour moi ».

(76:9) השמעת : « Du haut du ciel tu as proclamé la sentence » (mais cela peut vouloir dire « Ecouter »)

(80:3) לישעתה : « Viens à notre secours » (cela peut vouloir dire « Temps »)

(80:10) שרשיה : racines (« elle a enfoncé ses racines et rempli la terre. »)

 

Quatre fois, dont deux dans le Psaume 80, sur lequel il faut se pencher, car Lost ne parle que de transition :

« Le sanglier de

Dieu des armées, reviens, regarde du haut du ciel et vois, considère cette vigne !

Protège ce que ta droite a planté, et le fils que tu t’es choisi !

Elle est brûlée par le feu, elle est coupée ; devant ta face menaçante, tout périt.

Que ta main soit sur l’homme de ta droite, sur le fils de l’homme que tu t’es choisi.

Et nous ne nous éloignerons plus de toi ; rends-nous la vie, et nous invoquerons ton nom.

Yahweh, Dieu des armées, rétablis-nous ; fais briller sur nous ta face, et nous serons sauvés. »

Psaumes, 80:14-20

 

Les Psaumes semblent être une des clés de Lost, car Jack Shephard est le personnage principal, dont le père s’appelle Christian (en fin de série, Kate fera même la remarque « Christian Shephard? Seriously? »). En langue des oiseaux (ou en « étymologie flottante », comme aimait le dire feu Gaignebet), on entend « Shepherd », qui veut dire « Berger ». Ce terme est toujours un titre royal, comme on peut le voir dans les Psaumes (78:71-72), Esaïe (44:28), ou Jérémie (3:15). Le personnage de Jack est très vite associé au chiffre 23 (numéro de son siège et de la rangée dans l’avion qui se prend porte d’embarquement 23).

Le Psaume le plus célèbre est le 23, souvent utilisé comme prière lors des enterrements :

« L’Éternel est mon berger.

Je ne manquerai de rien.

Il me fait reposer dans de verts pâturages,

Il me dirige près des eaux paisibles.

Il restaure mon âme,

Il me conduit dans les sentiers de la justice,

A cause de son Nom.

Quand je marche dans la vallée de l’ombre de la mort,

Je ne crains aucun mal, car Tu es avec moi :

Ta houlette et Ton bâton me rassurent.

Tu dresses devant moi une table,

En face de mes adversaires,

Tu oins d’huile ma tête,

Et ma coupe déborde.

Oui, le bonheur et la grâce m’accompagneront

Tous les jours de ma vie,

Et j’habiterai dans la maison de l’Éternel

Jusqu’à la fin de mes jours. »

La première saison se termine le 44ème jour après le crash, il reste 48 survivants. 48 c’est l’humanité divine selon Jacob Boehme. Et pour Oupensky, il y a 48 lois de la Terre.

Le dernier plan de la saison 1 est un travelling arrière (ou pour être plus exact, un travelling haut-bas alors que la caméra est en contre-plongée zénithale). Un plan qu’on peut considérer comme une « réflexion » des premiers plans de la série. Une traversée du miroir.

Ce plan de fin pose la question suivante : Et si notre point de vue de départ n’était pas le bon, et que tout se passait déjà à l’envers ? Et si l’île de Lost n’était qu’un immense Qliphoth, ou un arbre de mort tel que le défini Israel Regardie ?

Lost est la traversée de l’abysse dans l’arbre des sephirot, le franchissement de Daath (la Connaissance), la sephira cachée. La rencontre avec Chorozon. La disparition de l’Ego. D’ailleurs, les personnages ne cherchent même plus vraiment à quitter l’île (Leave the « I » Land), la terre de l’Ego.

 

Lost, série de l’Homme

« Si vous pouvez m’entendre, n’écoutez pas leurs mensonges. C’est Perséphone à l’appareil.

Je n’ai pas beaucoup de temps. Aucun de nous n’en a.

Si vous voulez connaître la vérité sur la Fondation Hanso, la vérité est dans les nombres. »

Message téléphonique qu’on pouvait entendre en appelant le numéro donné lors du spot publicitaire pour la Fondation Hanso diffusé pendant les coupures pub de l’épisode 1 saison 2

 

Premier plan de la saison 2 : Un œil s’ouvre en très gros plan[3]. Fonctionnant comme un miroir du tout premier plan de la saison 1, c’est donc l’œil gauche (l’intellect) qui est filmé. La métaphore du miroir se densifie quelques plans plus tard, lorsque regardant par le périscope, on voit une série de miroirs dans lesquels se reflètent, se réfléchissent Jack et John (autrement dit, le dernier plan de la saison 1).

Lorsque dans un flashback Jack voit pour la première fois le personnage de Desmond, celui-ci clôturera leur discussion par « see you in another life » (formule récurrente qui lui sera rendu à la fin de la série dans le tout dernier épisode). Il lui dit également : « Il faut que tu t’élèves ». Immédiatement après, retour sur l’île : Jack descend dans la trappe. Ce qui semble confirmer que Lost est une inversion, un Qliphoth, une fausse initiation (pour reprendre ce thème cher à Pacôme Thiellement). Cette hypothèse peut être validée dans l’épisode 3 par la réplique « It’s not 32 », 32 pouvant faire référence à l’arbre de vie (10 sephirot et 22 sentiers). C’est donc le miroir de 32 : 23. Le siège de Jack, le Psaume, le nombre de personnes mortes sur le ponton avec Hugo et le nombre d’Autres. 23, l’inverse de l’arbre de vie.

On peut voir une autre apparition de l’Arbre des Sephirot lors de la rencontre de John Locke et de Helen Norwood. Celle-ci lui dit d’abandonner sa colère. Elle devient Hessed (la Miséricorde) l’équilibre précieux en face de Gebourah (La Force) qui est sur le Pilier de la rigueur. Sans cette clémence qu’apporte Hessed, la Force de Gebourah est néfaste indisciplinée, injuste (comme le développe Alan Moore dans l’épisode n° 18 de son sublime Promethea, illustré par J.H. Williams III).

Lorsque Jack entre dans la trappe, nous découvrons dès le 1er épisode de la saison 2 sur le mur peint le nombre 108 (annoncé de façon sibylline et prophétique dans la saison 1 par l’addition de la série d’Hugo : 4 + 8 + 15 + 16 + 42), qui deviendra un des nombreux motifs de la série.

En plus des 108 répétitions de mantra et de 1 = Unité et Dieu, 0 = le Vide et 8 = l’Infini (raison pour laquelle René Guénon a qualifié le 108 de « nombre cyclique »), 108 en guématrie donne « Captif ». Dès les premiers épisodes de la série, l’utilisation récurrente de l’objectif grand angle, souvent couplé avec des panoramiques, lors des flashbacks renvoie inconsciemment à l’utilisation de la caméra de vidéosurveillance. Tous les personnages de Lost sont surveillés dans leur vie hors de l’île. Ils sont donc là pour être confrontés à une série d’épreuves qu’ils devront réussir… ou échouer. Locke le dit depuis le début : l’île a une volonté propre.

Ce qui constitue une personnalité, c’est la continuité linéaire du temps vécu, qu’on appelle généralement « conscience ». C’est le sujet principal des deux Ghost in the Shell de Mamoru Oshii. A partir du moment où le temps implose, qu’il n’est plus linéaire, le concept de conscience pour les personnages (qui, rappelons-le, ne sont pas tant des identités que des fonctions et des principes, malgré toute l’épaisseur et la crédibilité psychologique que leur donneront les scénaristes) est réduit en pièce, et la seule chose qui a une continuité, c’est l’île. L’île est donc le seul vrai personnage de Lost. Locke a donc raison de dire qu’elle a une volonté propre.

108, c’est le nombre de l’homme. Blanquart souligne qu’entre le 2 novembre (la Fête des Morts) et le 25 décembre il y a 54 jours et 54 nuits, Autrement dit, 54 unités positives et 54 unités négatives. En ce sens, 108 symboliserait le cheminement des ténèbres vers la lumière. Et toute la série n’est rien d’autre que l’illustration symbolique de ce cheminement. Elle est dirigée vers la lumière. Que ce soit les voyages dans le temps qui fonctionnent comme des petites épiphanies pour les personnages ou alors la grande lumière dans l’épisode final, Lost est une révélation. Elle est une petite apocalypse personnelle dans la vie du spectateur.

Il ne faut pas oublier que le vol 815 est à destination de Los Angeles, en direction « des Anges ». Comme les Anges dans la Tradition, les personnages de Lost ne semblent pas incarner des êtres mais des fonctions ou des principes (la Raison pour Jack, la Foi pour Locke, l’Individualisme pour Sawyer, etc.). Si une série comme Carnivàle se détache de l’histoire, somme toute assez prévisible, pour s’engouffrer dans la géographie (la caravane des forains fuient les grands routes pour arpenter les bourgades poussiéreuses toujours référencées bibliquement : Babylone, Damas), Lost abandonne la géographie (tout se passe sur une île, dans la forêt où tous les décors sont les mêmes) pour s’enfoncer dans l’histoire (et ainsi tenter d’évacuer les possibles prévisibles du scénario). L’exploration du temps au profit de l’espace. Notons qu’au début de la saison 3, nous verrons un des « Autres » lire Une brève histoire du temps de Stephen Hawking, une des très nombreuses références littéraires de la série.

Lorsque Sayid et Hugo allume la radio dans l’épisode 13 de la saison 2, ils tombent sur « Moonlight Serenade » de Glenn Miller, lui-même disparu dans un accident d’avion. A ce moment précis, Hugo confirme l’hypothèse d’une temporalité non-linéaire, d’un « temps disloqué » : « Cela peut venir de n’importe où… Ou de n’importe quand ». On réentendra ce morceau dans le 1er épisode de la saison 3.

 

Le Temps du Rêve

« I promise not to sell your perfumed secrets »

Nirvana, Scentless Apprentice

 

L’île de Lost devient donc une plate-forme sur laquelle s’entrechoque, via une temporalité non-linéaire, les conceptions que nous nous faisons de la vie des personnages (et par la même, de nos propres vies) avec ce qu’elles sont vraiment, non pas dans le réel perçu mais dans le monde du Rêve (celui de l’Imaginaire, de la fiction, de la série). Nous nous retrouvons dans la même situation que le matin au réveil. Nous tombons sur le même écueil que la psychanalyse : chercher à faire correspondre nos rêves à ce plan de perception, l’état de veille souvent nommé à tort réalité, alors que le monde du Rêve est une des portes d’entrée d’un univers plus grand, plus vaste, non-linéaire, non-déterministe. Nous interprétons les rêves pour les faire correspondre à cette version du réel, dans des rapports de causalités linéaires. Nous tentons de rendre conforme à notre réel les manifestations perçues dans le monde du Rêve. Nous fonctionnons ainsi par habitude, car c’est notre moyen d’appréhension du réel. Cause et conséquences. Système binaire. Nous tentons d’appréhender le Rêve par ce biais-là, influencé en Occident par le rationalisme et par la psychanalyse. Mais c’est prendre la chose à l’envers. C’est exactement l’inverse. Ce sont nos vies que nous devrions tenter de faire correspondre à l’Imaginaire. Ce sont nos vies (limitées, fragmentaires, parcellaires, analytiques) qui devraient se plier au monde du Rêve et de la Magie (holistique), bien plus grand que ce que nous en percevons par nos cinq sens limités passés par le prisme de la raison (l’analyse sans synthèse est un solve sans coagula).

Le concept de Tjukurpa des tribus anangu en Australie, définit le « Temps du Rêve ». Les êtres vivants au Temps du Rêve ont façonné des endroits encore visibles dans le monde. Uluru (Ayers Rock) est l’une d’elles. Dans l’épisode 19 (S.O.S.) Bernard et Rose vont voir Isaac de Uluru, celui qui pourrait potentiellement guérir le cancer de Rose. Uluru est une des portes secrètes du monde qui donne accès à l’Agharta (ou Agarttha, pour reprendre l’orthographe de René Guénon) qui est un royaume souterrain légendaire reliant tous les continents de la Terre entre eux par l’intermédiaire d’un vaste réseau de galeries et de tunnels. Cet endroit, accessible uniquement par des entrées ne restant ouvertes que pour un temps seulement, recèle des pouvoirs et des connaissances qui sauveront l’humanité.

Une autre montagne célèbre à laquelle il est fait allusion dans la saison 3 est le Mont Moriah, nom du vin que récolte les moines du monastère dans lequel Desmond a fait vœu de silence. Le Mont Moriah est l’endroit où a lieu la ligature d’Isaac, là où YHWH teste la foi d’Abraham (passage biblique auquel il sera fait à nouveau référence dans la saison 4).

 

Miroirs et réflexions

« Puis quand viendra le grand cataclysme,

le jour où l’homme se rappellera à quoi il s’est efforcé,

l’Enfer sera pleinement visible à celui qui regardera.

Quant à celui qui aura dépassé les limites et aura préféré la vie présente,

alors, l’Enfer sera son refuge.

Et pour celui qui aura redouté de comparaître devant son Seigneur,

et préservé son âme de la passion,

le Paradis sera alors son refuge. »

Le Coran, 79:34-41

 

 

 

 

 

 

Bien que Lost multiplie les références au cinéma, particulièrement celui de genre (entre autres : Predator avec le personnage de Keamy et ses hommes de main dans la saison 4 ; Ilana à l’hôpital à la fin de la saison 5 qui ressemble à s’y méprendre au Locataire de Polanski), on ne peut plus, analyser les séries télévisées selon les mêmes codes et grilles de lectures qu’un film, sous prétexte que ce sont des images qui bougent. Ce serait tomber sur le même écueil que de tenter d’analyser la narration d’une BD avec les mêmes outils qu’un livre parce qu’il y a des pages dans les deux. On ne peut baser une analyse sur les mêmes critères, particulièrement celui de la réalisation, car elle n’est pas toujours confiée à la même personne. Les exemples de Riget de Lars von Trier ou encore True Detective écrite par Nic Pizzolatto et réalisée par Cary Fukunaga sont des exceptions notables à la télévision. Il faudrait plutôt se baser sur la « production exécutive ».

 

« A la télévision, vous pouvez tenter plein de pirouettes, explorer sans cesse les personnages, jouer avec eux. C’est comme des variations de jazz. »

David Lynch, Entretien avec François Coignard, Magazine Best, Juin 1991

 

Damon Lindelof et Carlton Cuse jettent beaucoup de bouteilles à la mer tout au long de la série. On leur reprochera violemment. Ils brouillent les pistes et tentent de multiplier les possibles féconds. On a beaucoup reproché à cette série son manque de réalisme, ce qui est absurde car c’est pourtant un fait établi : Lost est une série de science-fiction/fantastique, qui, par définition, n’a pas besoin de réponses réalistes. Mais Lindelof et Cuse font face à une appropriation et une spéculation du public qu’ils n’avaient sûrement pas anticipées. À mi-parcours, ils ont voulu rendre hommage au monstre qu’ils avaient créé en livrant quelques réponses. Et ce monstre, ce n’est pas la série, c’est le spectateur. Les cartes se brouillent et que les positions s’inversent : ayant passé bien du temps à regarder la série, le spectateur pense que les producteurs lui doivent quelque chose, que la série lui appartient. Croyant que la série lui appartient, une partie du public se retrouvera frustrée, spoliée, et mécontente des tournants pris par Lost. Mais ne serait-ce pas plutôt nous qui appartenons maintenant à la série, tout comme les personnages sont aimantés à l’île ? Deux miroirs qui se réfléchissent et projettent la même image à l’infini. La série montre une chose et en parle d’une autre. Une image s’élève dans les airs alors que l’autre plonge dans la terre et s’engouffre dans les souterrains, tels Ben et Sayid s’enfonçant dans la grotte pour aller à la rencontre du « Monstre » dans la saison 4, et comme devront le faire ensuite Jack, Kate, Hugo, James, Miles et Sayid pour entrer dans Le Temple.

 

« On ne peut atteindre notre destination que par des chemins secrets et sacrés : tunnels de métro abandonnés, caves d’immeubles démolis, gares désaffectées. (…)

C’est un lieu d’initiation. L’homme a toujours eu besoin de cavernes enfouies, de labyrinthes. On dit que le chemin du paradis passe par l’enfer. »

Grant Morrison, Les Invisibles tome I, éd. Vertigo-Panini Comics, 2008

 

C’est d’ailleurs à ce moment précis que Hugo trouve le livre de Kierkegaard Crainte et Tremblement, qui repense l’histoire d’Abraham et le paradoxe de la foi. De là à penser que Lindelof et Cuse repense l’histoire de J.J. Abrams…

 

 

 

La Ligature d’Abrams

 

Lorsque Kierkegaard écrit Crainte et Tremblement, sous-titré « lyrique-dialectique », il s’agit pour lui de construire une défense de la foi. « Car Kierkegaard n’est pas un penseur, mais un auteur religieux ; et non point un auteur religieux parmi d’autres, mais le seul qui soit à la mesure du destin de son époque » écrit Martin Heidegger dans Chemins qui ne mènent nulle part.

 

« L’accentuation des éléments purement polémiques d’une œuvre aurait le défaut de l’historiciser à l’excès, et surtout d’en occulter l’originalité, dont la moindre ici n’est pas précisément la référence constante aux histoires, aux mythes qui peuplent l’imaginaire humain et les cultures nationales, de la Bible à Andersen, de l’Iliade à Shakespeare. Si les histoires donnent à penser, c’est que leur contenu intéresse la pensée philosophique, confirmant a fortiori qu’on ne peut penser sans image, et que Kierkegaard était plus, ‘en quelque sorte’, l’ami de Platon que d’Aristote. La philosophie de Kierkegaard, si le mot peut être adopté pour tenter de montrer que cet auteur n’est pas seulement un ‘penseur’, mais bien un philosophe, ne se contente pas d’un prétexte imaginaire ni d’un genre de connaissance réputé inférieur pour insérer le matériau narratif en son sein. »

Etienne Osier, Foi et récit – sur Crainte et tremblement de Kierkegaard

 

Le parallèle entre ce livre et Lost est loin d’être anodin, car tous deux ont pour fonction non pas de nous apprendre quelque chose qu’ils contiendraient en eux-mêmes, mais plutôt de nous placer face à l’impossibilité de comprendre sans passer par l’idée des possibilités qu’ils renferment et génèrent. La question n’est pas : Peut-on, ni faut-il croire l’histoire (celle d’Abraham pour Kierkegaard comme celle d’Abrams pour Lost) ? Cette histoire « existe », qu’on l’appréhende comme un historien, un religieux ou un athée, et pour Kierkegaard, elle se doit d’être examinée par la réflexion qui se découvrira par sa propre limite, et ce qu’il y a en elle d’objectivement subjectif.

 

« Il était une fois un homme […] préoccupé, non des ingénieux artifices de l’imagination, mais des effrois de la pensée »

Søren Kierkegaard, Crainte et tremblement, Œuvres Complètes, éd. l’Orante, 1972

 

Tout comme la philosophie ne doit plus être une pensée de la médiation et de la résolution pour Kierkegaard, Lost ne présente pas une narration qui aboutirait à une résolution mais bien une pensée des paradoxes et de la limite (d’où peut-être son caractère philosophique). L’abandon de la dialectique hégélienne qui ferait la synthèse des différences et des contradictions par l’esprit, au profit d’une mise à jour des tensions indépassables des différences. Penser la différence, c’est envisager le paradoxe, l’insoluble, l’irrésolution, l’impossibilité.

En bon récit labyrinthique, Lost nous oblige à trouver l’équilibre, la voie du milieu, le « Pilier du milieu », entre voie sèche et voie humide, c’est-à-dire à la fois décortiquer, analyser, spéculer et interpréter jusqu’à l’excès tout en ne se perdant pas dans cette forêt de symboles susceptible de nous faire sombrer dans l’apophénie. Et c’est précisément dans ce fragile équilibre que se trouve la clé. Si une voie nous perd en circumambulations et en interprétations dans lesquelles ont pourraient tout (et rien) faire entrer, l’autre chemin, plus pragmatique et peut-être plus passif, nous rend la piste aride et nous coupe de la jouissance de la vision, tue le désir et nous fait « décrocher » de la série.

Mais Lost n’est pas Matrix, qui propose un choix binaire, preuve de la maigre compréhension qu’ont eu les frères Wachowski de leurs lectures ésotériques. Lost fonctionne plus à l’intuition qu’en référence directe, et est bien plus complexe, bien plus mystique. Lost est ternaire. Le spectateur passe par les trois étapes de la fabrication de la pierre philosophale : l’œuvre au noir (la plongée dans les ténèbres des expériences), au rouge (se laisser consumer par le feu intérieur), au blanc (extirper l’or de la vie). Lost fonctionne à la fois par pair (les saisons 1 et 2 sont construites sur la volonté de quitter l’île, les 3 et 4 sur une incapacité d’agir, et les 5 et 6 sur un potentiel en devenir) et en miroir (départ et retour sur l’île saison 3 et 4, affrontement entre clans dans la 2 avec les Autres et dans la 5 avec les hommes de Widmore, et enfin 1 et 6, introduction et conclusion).

La plupart des écrits gnostiques, du mythe de Mani au Chant de la Perle[4], sont souvent traversés par la même l’histoire : l’âme divine mise dans la matière qui, par le biais de la métaphore et de la parabole, parcourt les différentes étapes initiatiques pour s’accomplir. L’éternel chemin pour sortir des Ténèbres vers la Lumière, drame cosmique salutaire, se décompose toujours en 3 temps : d’abord, un moment antérieur, où existait une séparation parfaite des deux substances (la vie sur l’île et les flashbacks dans les saisons 1 et le début de la 2). Ensuite, un moment médian, où s’est produit et continue de se produire le mélange des deux principes (fin de la saison 2 et la 3). Enfin, un moment futur et final, où la division primordiale sera rétablie comme au commencement (le changement de gardien de l’île).

 

 

Dans les derniers épisodes de la saison 5, sachant que la série touche à sa fin , Cuse et Lindelof commencent à rassembler les éléments épars en prévision d’un final qui ne pourra être qu’apocalyptique. Everything that rises must converge. Entre les hauteurs métaphysiques de ce qui se passe sur l’île et certaines platitudes quotidiennes qui se passent hors de l’île, la 6ème saison agit chez le spectateur comme un rituel de bannissement en magie.

 

« La sorcellerie fonctionne en créant autour d’elle un espace psychique et physique ou bien une ouverture vers un espace d’expression non restrictive – la métamorphose du lieu quotidien en une sphère angélique. Cela implique la manipulation de symboles (qui sont également des objets) et des personnes (qui sont également symboliques) – les archétypes fournissent un vocabulaire pour ce processus et par conséquent ils sont traités comme s’ils étaient à la fois réels et irréels, comme des mots. Du Yoga Imaginal. »

Hakim Bey, Chaos : Propagande de l’anarchisme ontologique, 1985

  

« This place is Death! »

 

« Jack : Comment se fait-il qu’on ne l’ait jamais vu ?

Hugo : On ne l’avait jamais vu parce qu’on ne l’avait jamais cherché. »

Episode 5, saison 6

 

 

Lorsque commence la sixième et dernière saison de Lost, le parallèle avec Le Chant de la Perle est plus frappant que jamais. À l’instar de cette parabole où un prince part de son royaume et, parce qu’il s’habille comme les étrangers et mange leur nourriture, perd la mémoire et ne sait plus pourquoi il est là, les scénaristes actionnent les leviers et tentent de faire résonner entre eux tous les éléments et les indices dont leur intuition avait ponctué la série. Ils cherchent à se rappeler pourquoi ils sont là. Et l’oiseau ne va pas tarder à arriver pour les ramener vers l’Orient.

Il y a dans cette saison une séquence particulièrement éloquente : celle où John Locke et Richard Alpert s’échangent une boussole lors de leurs sauts dans le temps. Celle-ci sert alors de repère temporel et non plus spatial (de toute façon, les boussoles ne fonctionnent pas sur l’île). Lost est une signalétique de l’âme. Et c’est donc à nous, spectateurs, d’en inventer le sens.

Si l’exploration du temps de la narration dans Lost n’est pas linéaire et horizontale mais périscopique et verticale, c’est parce que Lindelof et Cuse ont travaillé en secret à une érosion progressive de la narration (qui n’est pas sans rappeler David Lynch) pour nous obliger à repenser notre rapport à l’image, à l’écran, à nous-mêmes.

Toute la série Lost est une courbe d’oscilloscope qui s’emballe de plus en plus au fur et à mesure que les saisons passent, créant des fossés de plus en plus grands entre la vie sur l’île et hors de l’île, entre les flashes réalistes de chaque personnage et les moments lorgnant vers le genre (film de guerre, fantastique, science-fiction et même kung-fu !). Le temps de certains épisodes, Lost devient de la pure série B, mais ne s’excuse jamais d’en devenir, ce qui est plutôt agréable.

 

« Le cinéma bis est l’inversion carnavalesque du cinéma lui-même, sa subversion et sa vérité profonde. »

J.F. Rauger, Poétiques des extrêmes, in coffret BIS, éd. Serious Publishing, 2014

 

La saison finale prépare le spectateur à la sortie. Elle le ménage dans son « retour à la raison ». La saison 6 est évidemment celle où la courbe de l’oscilloscope s’emballe le plus. Plus les moments de la vie de tous les jours, tirés d’un réel hypothétique (préparant de façon bienveillante le spectateur à la fin de la série) s’inscrivent dans la dite-réalité, plus l’île devient archétypale et ce qui s’y passe prend des allures mythiques. Le temps personnel est devenu un temps mythologique.

Lost est un miroir. Lost est inversion. C’est en un carnaval de l’image. Inversion de polarités : Jacob est le « bon », l’homme sans nom le « mauvais », mais c’est pourtant Jacob qui endossera l’habit de Caïn pour transformer son frère jumeau en « monstre ». Inversion dans les rôles : le titre « Man of Science, Man of Faith » résume l’opposition primordiale entre Jack et John, qui s’inversera à la fin de la série. Inversion des rapports : Les personnages que nous suivons dès le début ne sont que les autres des Autres, nommés plus tard dans la série les Hostiles par l’Initiative Dharma alors que, comme toute colonisation faîte en bonne et due forme, se sont toujours ceux qui arrivent qui sont hostiles à la présence initiale (en l’occurrence la bande de Richard Alpert).

Notre lecture du monde n’est que le fruit du regard que l’on porte dessus, un miroir de nous-même. Mais ce que nous voyons n’est que l’envers du décor, le reflet dans le miroir. C’est la raison pour laquelle on ne choisit pas l’ennemi, que c’est l’ennemi qui nous choisit. Il est difficile de ne pas ressembler à notre ennemi. Un autre est toujours l’autre d’un point de vue subjectif.

Lost résume à elle seule un des basculements les plus importants entre le 20ème et le 21ème siècle au Etats-Unis (et par réverbération dans tout l’Occident). Elle est le chaînon manquant entre X-Files, la série « chomskienne » du complot ne parlant que de paranoïa et de manipulation, et 24 Heures Chrono, série post-11/09 où la sécurité est plus importante que la liberté, à tel point qu’elle en devient le prix à payer.

Au début, les Autres sont considérés comme dangereux car étranger, et qu’il faut s’en défendre. « L’étranger te permets d’être toi-même en faisant, de toi, un étranger » écrit Edmond Jabès[5]. Ensuite, le spectateur les connaît, les comprend, les accepte même. Mais sur l’île, les alliances se font et se défont au gré des désirs et des conflits mimétiques.[6]

 

« L’individu moderne, c’est ce qui reste de la personne lorsque les idéologies romantiques sont passées par là, c’est une idolâtrie de l’autosuffisance forcément trompeuse, un volontarisme antimimétique qui provoque aussitôt un redoublement de mimétisme, une soumission plus complète à un collectif toujours plus réduit aux entraînements futiles de la mode, toujours exposé, du même coup, aux tentations totalitaires. »

René Girard, Quand ces choses commenceront, 1994

 

C’est dans cette manière de traiter les intersubjectivités (entre les personnages, et entre les acteurs et les spectateurs) que Lost est incroyablement juste, dans cette façon que les scénaristes ont de nous obliger à changer notre regard sur un personnage. Un flashback émouvant mettant en scène un épisode traumatique de la vie d’un personnage, et le personnage le plus antipathique de la série devient attachant. On le comprend. Les flashbacks nous oblige à prendre en considération l’autre. À rentrer dans leurs troubles. Tous les personnages de la série se développent, prennent de l’épaisseur et se déploie dans leur zone d’ombre.

 

 

 

Le sens de l’orientation

 

« L’âme prisonnière ne peut échapper à la désolation de la mort,

sans le secours de la source demeurée vivante et libre. »

Le Message Retrouvé, 5:88

 

 

« Je n’ai arraché aucun d’entre vie à une existence heureuse. Vous étiez tous meurtris. Je vous ai choisi car vous étiez tous comme moi. Vous étiez seuls. Vous cherchiez tous quelque chose que vous ne pouviez pas trouver ailleurs. Je vous ai choisi parce que vous aviez besoin de cet endroit autant que cet endroit avait besoin de vous » dira Jacob dans l’avant-dernier épisode de la série. Mais ce sont évidemment les propos tenus par les scénaristes à leurs téléspectateurs. Dans cette réplique tout est dit. Nous regardions Lost car nous étions meurtris (ou plus précisément parce que « la machine s’était bloquée [et qu’]il suffisait de la secouer un peu », comme le dira Jacob à Jack lors de leur toute première rencontre à l’hôpital en échangeant une barre « Apollo »). Nous cherchions un but, un sens (à la série comme à notre vie), une direction, une orientation.

Avoir le sens de l’orientation, c’est être tourné vers l’Orient. La source de la lumière, ce qui éclaire le monde. Toute pensée fondamentale est née en Orient, du bouddhisme au judaïsme primitif en passant par l’Islam des lumières. Comme le disait Jeru The Damaja, « Sun rises in the East ». Être désorienter, c’est donc ne pas savoir où est l’Orient. C’est ne plus être positionné face à la source lumineuse, face au levant. Ce qui n’est pas orient-é c’est l’Occident. L’Occident, c’est la lumière qui disparaît. Regarder l’Occident, c’est ne pas voir ce qui naît et faire face à ce qui se couche et ce qui se meurt. L’Occident est l’accident de la lumière orientée. Il est mortifère car dirigé par ce qui se meurt. L’occis dans Occident. L’Occident est ce qui tombe perpétuellement. Ce qui chute vers. La sortie de l’Eden et la chute du langage – le lapsus. La dégringolade du porteur de lumière. La langue qui fourche.

Les rois-mages viennent de l’Orient guidés par l’Etoile du Berger. Psaume 22:1 : « Le seigneur est mon berger ». L’Etoile du Berger, c’est Vénus le matin. Dieu est amour. Le soir, on lui donne le nom de Vesper, qui est l’autre nom de Lucifer. Lucifer est le couchant de Jésus naissant. « Christus verus Lucifer » : Christ le vrai porteur de lumière. Christ véritable Lucifer.

 

« Je suis moi aussi, madame, l’Étoile Brillante du Matin. Je l’étais avant que Jean ne parle, car il y a Pathmos avant Pathmos, et des mystères antérieurs à tous les mystères. Je souris quand on pense (je pense) que je suis Vénus dans un autre schéma de symboles. Mais qu’importe ? Tout cet univers avec son Dieu et son Diable, avec tout ce qu’il a en lui d’hommes et de choses qu’ils voient, est un hiéroglyphe éternellement à déchiffrer. »

Fernando Pessoa, L’Heure du Diable, éd. José Corti 1989

 

Nous étions perdus. Nous étions seuls.

« Je n’ai arraché personne à une existence heureuse. » En effet. Rien ni personne ne nous oblige à suivre assidument, si fébrilement une série et à la dévorer si rapidement. Si nous le faisons de notre propre chef, c’est parce que nous cherchons quelque chose. On ne fuit jamais dans la création (cinématographique, télévisuelle, musicale, picturale). On est en quête, et à force de recherches, on se trouve.

« Vous étiez seuls. » C’est vrai, nous étions seuls. Nous le sommes toujours d’ailleurs, mais l’œuvre nous a accompagné un moment, et continuera bien au-delà de sa vision, car elle a changé notre regard que nous portions sur nous-mêmes et sur le monde. Il reste dans notre œil des traces et des altérations laissées par le fait de l’avoir vue.

« Vous cherchiez tous quelque chose que vous ne pouviez pas trouver ailleurs. » Nous cherchions ailleurs, alors que c’était là, sous nos yeux, et c’est bien là le point le plus important de toute création : comme en photographie, une œuvre nous sert de révélateur pour mettre à jour une image déjà contenue en nous-mêmes et que nous ignorions (volontairement ou involontairement). Mais il faut un peu de courage et beaucoup d’humilité pour la voir.

« Je vous ai choisi parce que vous aviez besoin de cet endroit autant que cet endroit avait besoin de vous. » Nous avions besoin de cet endroit (l’île, la série, l’art) autant qu’il avait besoin de nous. Car une œuvre n’existe qu’à partir du moment où elle est vue. « L’explosion à mi-chemin entre l’œuvre et le regardeur » disait Marcel Duchamp. Et le regard qu’on porte sur les choses les améliore ou les réduit. L’œuvre autant que la qualité de vision. D’où l’exigence et la rigueur que nous devrions avoir sur tout ce que nous mettons dans notre rétine.

 

 

Nous étions seuls. La solitude est une des pierres d’achoppement de la série. Cette solitude est la représentation de notre mode de vie à l’époque contemporaine. Tout le monde éprouve l’esseulement. Si le cinéma est sacré (pour voir des films, nous allons dans une salle dédiée à cet effet, donc consacrée comme l’est l’église) la télévision est gnostique. C’est Raymond Abellio qui émet cette hypothèse dans son livre La Fin de l’Esotérisme (1973)[7] : « Dans la mesure où le cinéma s’adresse à un public nombreux et indifférencié, il se condamne au lieu commun, à la psychologie conventionnelle, au paraître. J’imagine au contraire une télévision qui soit résolument le révélateur de l’être. ». Si l’avenir lui a donné tort, car il est vrai qu’on n’apprend que peu de choses avec la télévision, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas là sujet à réflexion. L’audiovisuel (vidéo, télévision, internet, téléphone) est un outil gnostique, de connaissance, indéniablement, alors que le cinéma est un outil sacré d’illumination et de révélation. Le cinéma est collectif, alors que l’audiovisuel est individuel dans sa réception. Il est donc légitime de rapprocher la réception/perception individuelle de la télévision du gnosticisme, car ce sont deux expériences solitaires, à la différence du cinéma.

La sixième saison est l’apothéose de cette douleur de la solitude, de ces aimantations/séparations, attractions/répulsions. Tout au long de la série, tout attachement vole en éclat (Ben et Alex), est avorté (Sayid et Shannon), est détruit (Jin et Sun) ou simplement de plus en plus absent (Rose et Bernard). Et hors de l’île, toute relation est impossible (Jack et Kate, Charlotte et James, Sayid et Nadia). Sauf à partir de la saison 6. Les flashsideways apporte une perspective nouvelle jusqu’alors absente de la série : tout est diriger vers l’amour, vers les retrouvailles. C’est l’aimantation de l’autre. L’aimant de l’amant.

C’est de cette douleur perpétuelle, hautement contemporaine, que Lost puise toute sa force. Cela pourrait être un pessimisme sans proposition, vain, acculé, résigné, mais la série se soulève de sa propre douleur et trouve une porte de sortie. Une quête de la connaissance, une forme de foi. Parce que sans pensée gnostique, tout pessimisme est voué à l’aporie.

 

« Il faut opposer l’espoir et la foi à la tristesse. »

Frank Black, MilleniuM

 

Tous les personnages sont seuls mais hantés : Jack, Locke et Hugo par leur père (la paternité est un terme très important de Lost), Kate par sa mère, Sayid par Nadia, Sawyer par Anthony Cooper. Aucun personnage n’est bon ou mauvais in se. Ce sont ses actes qui feront de lui quelqu’un de bon ou de mauvais. En plus de son père, Jack sera hanté par Locke. C’est le sacrifice de Locke et la « fausse » voie qu’il emprunte (l’Arbre de Mort) qui permettra à Jack d’apercevoir le chemin à parcourir, la remontée à effectuer le long de l’Arbre de Vie. Du 23 devenir 32.

 

« Les gens les plus sensés, les plus sceptiques, dès qu’il se permettent de parler de fantômes, désertent soudain leur raison. Puis, descendant vers les gouffres obscurs, ils essaient de s’insinuer, par les voies troubles de la peur et de l’espoir, dans un monde interdit. Ce retrait de l’homme vers le bas crée dans le haut un vide, une absence ; l’homme n’habite plus son poste supérieur d’observation. Or, c’est dans cette chambre du haut que s’élaborent, se projettent, se vérifient les images du monde, par la fenêtre de nos sens. »

René Daumal, La Pataphysique des fantômes,

in Les pouvoirs de la parole, Essais et Notes II (1935-1943), Gallimard 1972

 

Lost ne fait que pointer de la caméra notre incompréhension aux signes, notre ignorance à la foi, et notre étrangeté à la voie. L’omniscience du spectateur que nous sommes s’oppose à la capacité de comprendre. Et c’est le rôle du spectateur que d’arpenter le chemin du devenir-acteur. Il nous faut revisiter les signes. Poser une deuxième un regard dessus. Tout Lost doit être revu. Revoir permet de voir à nouveau, sous un nouveau jour et de faire la lumière sur un détail qu’on n’avait pas vu ou ignoré la première fois. Revoir, revenir et revivre.

C’est par la « revue » (cette seconde vision, telle que l’emploie Serge Daney[8]) que se fait la véritable et totale appropriation du spectateur. Que ce soit par l’esprit (car repasser le film dans sa tête, « se faire un film », c’est aussi ça faire du cinéma), ou par l’expérience intime (la cassette, le DVD, le streaming). Re-vision/révision, comme on reprend ses cours pour savoir si on a bien assimilé. Comme on révise un moteur.

 

 

 

 

 

Écran de projections

 

« Il y a l’hermétisme où l’on n’entre pas parce qu’il est fermé, celui où l’on entre et qui vous enferme, celui qui vous invite à entrer pour ouvrir ce qui est fermé. »

Antonin Artaud, Interjections in Suppôts et Suppliciations, Gallimard 1978

 

 

De par la pluralité des personnages, des origines, des tempéraments et des points de vue, Lost est une série inclusive, permettant à n’importe quel spectateur de se projeter, de se reconnaître et de se retrouver à un moment ou à un autre. C’est une forme populaire et non-élitiste, malgré les références et l’hermétisme de certaines situations. Nous sommes les acteurs de Lost, et l’île est notre écran, aussi bien de télévision/ordinateur que celui qui nous voile le monde.

 

« Ils ont, eux aussi, des yeux, mais il y a un voile devant, non, non pas devant, derrière, un voile qui bouge ; aussitôt qu’une image y pénètre, elle se prend dans l’étoffe, et déjà un fil apparaît, qui se déroule et s’enroule autour de l’image, un fil du voile ; il s’enroule autour de l’image et engendre avec elle un enfant, mi-image, mi-voile. »

Paul Celan, Entretien dans la montagne, éd. Verdier 2001

 

Lost aborde la question de la mystique « du dedans ». Tout d’abord diffuse et instinctive, la métaphysique de la série ponctue la quête du spectateur de repères symboliques lui permettant de mieux saisir les personnages, les temporalités et le « devenir » des choses : une interdépendance universelle, le principe de similitude, une dualité primordiale, le principe que tout fait sens, les nombres, et, pour reprendre des termes d’Abellio, la construction d’une « Arche intérieure ». Et puisqu’on évoque à nouveau Abellio, il est possible de voir dans cette série un fond de vérité propre qu’il s’agit de « désocculter » en partant d’une « critique interne ».

Les retrouvailles des personnages dans les flashsideways passent toutes par une résurgence du souvenir, par une anamnèse, par l’alètheia, l’oubli de l’oubli. Et nous devrons passer par là nous aussi à la fin de la série. Nous devrons comme les personnages trouver des résonances entre ce que nous avons appris sur l’île (et le temps que nous y avons passé) avec notre vie de tous les jours, sinon, cela n’aura servi à rien. Lors des premières saisons, l’île aide les personnages à comprendre et à dénouer des choses de leur passé. C’est le rôle des flashbacks. Puis, elle résonne avec leur futur. Et dans la dernière saison, comme le souligne avec pertinence Pacôme Thiellement dans son essai Les Mêmes Yeux que Lost, elle nous prépare à la sortie et nous pose frontalement la question de l’utilité de la fiction dans nos vies. Mais elle nous donne également la réponse : la fiction (l’île) nous aide à trouver la voie, à comprendre des choses, à dénouer des problèmes. Elle fait de nous quelqu’un de meilleur si on apprend à y voir. Sinon, ayant eu le sentiment de nous faire berner (après tout, la fiction n’est que mensonge car elle nous raconte des histoires), elle n’engendrera que frustration et nous serons mus par la haine, comme le frère de Jacob. Elle ne sera que nostalgie. Elle ressassera les morts, comme l’homme en noir use de nécromancie pour s’adresser aux personnages de Lost.

Dissimulant leur origine comme leur destination, les histoires sont d’infimes et d’infinis mensonge qui recèlent toujours un bout de vérité. « Un mensonge qui fait comprendre la réalité. » disait Orson Welles. Toute vérité s’aimante à la fiction nécessaire à son existence. Et les fictions rappellent inlassablement que leur inscription dans l’histoire (et à plus ou moins long terme dans l’Histoire) est leur condition sine qua none d’existence. Elles sont mensongères ou ne sont pas. Les fictions désenclavent les objets et les images de leur statut initial dans lequel elles étaient phagocytées par la société. En les propulsant ainsi dans la fiction, tout créateur procède à un exorcisme de ce qui possède l’image et l’objet. Il conjure. Il expulse le mal. Il crée des fétiches de contre-envoûtements.

 

Relire et relier

« Je voudrais connaître l’espace sans dimension qui sépare

le point voyant de mon œil de l’écran de la paupière. »

Roger Gilbert-Lecomte, L’Horrible révélation… La seule, 1932

 

 

Il semble qu’il n’y ait aucune communion des spectateurs après la diffusion de la saison 6. Cette saison, ou tout du moins le dernier épisode sépare les fans des créateurs et divisent les fans entre eux. Mais c’est normal, car la voie proposée par Lindelof et Cuse n’est pas une entreprise collective. Elle ne peut pas l’être. C’est un chemin personnel. Et il n’y aura pas d’intervention extérieure. Jacob le dit lui-même : « j’aimerais qu’ils le comprennent sans moi ». Jacob n’agit pas. Il est dans une contemplation quasi-bouddhiste, dans un non-agir qui s’oppose à l’action, qui est le gros problème de Jack tout au long de la série. Il fonce toujours tête baissée, volontariste à l’excès, archétype/cliché du héros à l’américaine.

Nous sommes donc face à la réalité sur laquelle se heurtent et échouent tous les rêves et toutes les attentes, pour les personnages comme pour le public. On a beaucoup dit que Lost n’avait pas tenu ses promesses. Au contraire. Et c’est précisément sur ce point que la série tient sa seule et unique promesse : l’absence. L’absence de réponse, l’absence d’amour, l’absence de Dieu, l’absence de confiance, l’absence de héros, de guide et de direction, l’absence de leader (et au fond, comme l’explique Pacôme Thiellement[9], l’absence de son créateur principal, J.J. Abrams, qui part dès la fin du pilote).

C’est pourtant avec une douceur infinie et une sincérité bouleversante que Damon Lindelof et Carlton Cuse nous sortent de la série au travers des mots prononcés par Christian Shephard dans l’épisode final :

« – The most important part of your life was the time that you spend with these people. That’s why all of you are here. Nobody does it alone, Jack. You needed all of them and they needed you.

– For what?

– To remember. And let go. »

 

Avant d’émettre le moindre reproche à Lindelof et Cuse repensons à Saadi, et à son Golestân – Le Jardin des Roses : « Pour toi-même, recherche le bien, et ensuite le pardon pour le scribe. »

Pour détourner une formule de Ludwig Wittgenstein, toutes les grandes séries, que ce soit Le Prisonnier, Twin Peaks, Carnivàle, Lost, sont «  un combat contre l’ensorcellement de notre intelligence par le moyen » de la télévision. Cette question sociétale, Burroughs l’avait très bien cerné, est de comprendre et s’extraire de ce qui nous conditionne et nous détermine. La magie, l’alchimie, la gnose, et tous les ésotérismes ne sont rien d’autres que cette quête d’émancipation au travers d’étapes, de passages, de degrés, de changements. La Conférence de Oiseaux détient le même secret que Lost : tout ce voyage pour découvrir que la réponse est en nous, que la réponse c’est nous.

Pour avoir envie d’interpréter une œuvre, il y a une condition sine qua none, qui n’est ni la qualité, ni la densité, ni la poésie, ni la folie ou la profondeur du mystère : c’est sa cohérence, ou tout du moins, son inscription dans un système cohérent avec une logique interne. Mais il y est difficile de distinguer dans Lost ce qui fait sens de ce qui doit (ou peut) faire sens. On est en droit de se poser la question suivante : est-ce que Lindelof, Cuse, et dans une moindre mesure Abrams, avaient pensé à tout ça ? Au fond, cela importe peu. Bien sûr qu’ils ne savent pas précisément où ils vont au début, mais par leur intuition, ils convoquent des forces et mettent place une fiction qui sera cohérente d’un bout à l’autre. Tant de façon globale (l’intégralité de la série) que morcelée (chaque épisode).

 

« (…) nous ne sommes jamais certains si les événements, les rencontres, les coïncidences sont signifiantes ou pas. En d’autres termes, si les existentialistes français ont défendu l’idée que la vie est absurde et que l’être humain est perdu dans l’univers, Lost soutient qu’il est même impossible de dire que nous sommes perdus car cette information serait déjà la révélation d’un mystère. »

Sarah Hatchuel, Lost, Fiction vitale, PUF 2013

 

Ce n’est jamais l’œuvre elle-même, aussi brillante et innovante fusse-t-elle, qui importe mais bien sa réception, ou, pour être plus exact, ce qui va découler, être interprété de cette information reçue. Car il y aura forcément quelque chose. La haine et le rejet ne sont jamais qu’une mauvaise façon de gérer l’amour et l’attirance. Maintenant la série est finie, le dernier plan s’est achevé sur la mort de Jack, touché au flan comme le Christ[10]. Maintenant, tout comme le Christ, elle se doit de perdurer en nous, devenus apôtres de la série. Nous venons de vivre une eucharistie télévisuelle. Qu’allons-nous faire de cette énergie, de ce secret, de ce nouveau moi dont nous venons d’accoucher ? Il faudra le transmettre à notre tour. Emission, réception, interprétation, transmission.

 

« ‘Ce fut comme si dans le dialogue venait d’entrer en tiers un interlocuteur plus complexe’. Il est sûr que cet homme vil qui lui parle est incapable de cet honneur momentané : c’est sans doute qu’à cet instant il a reflété un ami, ou l’ami d’un ami. Considérant à nouveau le problème, l’étudiant arrive à cette conviction mystérieuse : ‘Quelque part sur terre il y a un homme d’où procède cette clarté ; quelque part sur la terre il y a un homme qui est pareil à cette clarté’. Cet homme, il décide de consacrer sa vie à la trouver. »

Jorge Luis Borges, L’Approche d’Almotasim, in Fictions, 1957

 

Lost, c’est l’inverse des émissions télévisées habituelles. Ces émissions qui ont fait dire à Serge Daney qu’il y a « préemption de la réponse sur la question »[11]. C’est bien parce qu’on nous a donné le temps et l’opportunité de nous poser ces questions, toutes ces questions, que certains se soulevèrent et s’insurgèrent face à la fin de la série. Nous devrions pourtant aimer le chemin qui nous a amener jusque là. Car nous ne sommes pas les mêmes après ces 6 saisons.

 

« Je sais maintenant que la vraie solution est la suivante : il n’y a pas de but à atteindre (…), la récompense est la marche elle-même. La joie de la vie consiste à exercer ses énergies, dans une croissance continuelle, en un changement constant, dans la jouissance de toute nouvelle expérience. S’arrêter signifie tout simplement mourir. L’éternelle erreur de l’humanité est de se fixer un idéal accessible. »

Aleister Crowley, The Confessions of Aleister Crowley, Arkana Publishing, 1989

 

Tout Lost se situe entre un œil qui s’ouvre et un œil qui se ferme. Comme l’intégralité de la carrière de Buñuel se situe entre un œil tranché (ce plan d’Un Chien Andalou tourné quelques mois avant l’écriture même du film) et des mains qui reprisent une déchirure (plan réalisé quelques semaines après la fin du tournage, durant le montage de Cet Obscur Objet du Désir). Cette situation implique de notre part un changement, une modification de notre regard et de nos rêves, pour tenter de nous changer nous-mêmes. Car c’est bien la seule chose qui nous est permis de faire sur Terre : nous changer nous-mêmes.

Peut-être que l’’univers est un site à multiples dimensions dans lequel rien ne change et rien ne bouge. La seule chose qui se déplacerait le long de l’axe de l’espace-temps serait notre conscience, liée à la perception. Le passé serait toujours là, l’avenir aurait toujours existé. Là-bas aurait toujours été ici. N’importe où, chaque instant qui a eu lieu existerait toujours et ferait partie de cet immense hyper-moment de l’espace-temps. Seule notre perception consciente, en redéroulant les informations emmagasinées, rendrait le temps et la vie linéaire. Mais le rêve et l’imaginaire ne sont pas soumis à cette contrainte spatio-temporelle.

On a cru que le cinéma était une machine à construire du temps. C’est si proche de la vérité et tellement faux : C’est une machine à détruire le temps. A détruire notre conception du temps. Une machine qui peut, lorsqu’elle est bien utilisée, nous obliger à penser dans une non-linéarité, dans un non-déterminisme (mais tout de même empreint d’une forme de destinée dans le cas de Lindelof et de Cuse), dans une autre façon de « se » concevoir. Telle est la puissance « d’illumination » du cinéma dont parlait Stan Brakhage. Tel est le seul et unique sujet de Lost.

 

 

 

Vincent Capes

Septembre 2014

 

 

[1] Voir à ce sujet La Légende Dorée de Jacques Voragine, où est évoqué St-Blaise, sorte d’Orphée chrétien qui se retire dans une caverne sur le Mont Arguée en Turquie et s’entoure d’animaux.

[2] La guématrie est une forme d’exégèse basée sur un système dans lequel on additionne la valeur numérique de chaque lettre et des phrases afin de les interpréter.

[3] L’île de Lost, a été très vite été appelée par les fans the Eyeland.

[4] Pacôme Thiellement souligne avec pertinence que c’est le chant 108 des Actes de Thomas, apôtre dont l’Évangile apocryphe sera cité dans le 5ème épisode de Leftovers l’autre série de Damon Lindelof.

[5] Ouverture de son livre Un étranger avec, sous le bras, un livre de petit format, éd. Gallimard, 1989

[6] Si l’on rajoute le récent Leftovers dans l’analyse, il serait très intéressant d’approfondir les parallèles entre les scénarii de Lindelof et les concepts de René Girard.

[7] Ouvrage déjà cité par Pacôme Thiellement dans Les mêmes yeux que Lost, éd. Léo Scheer, 2011

[8] Conférence de Serge Daney donnée le 5 mai 1992 au Jeu de Paume pour la sortie du n°2 de Trafic

[9] Conférence donnée le 20 avril 2012 dans le cadre du festival Séries mania au Forum des images

[10] Voir à ce sujet le tableau intitulé « L’incrédulité de St-Thomas » du Caravage, visible dans la saison 5.

[11] In Le cinéphile et le village de Pascal Kané, éd. Centre Pompidou, 1993