GRAINE-ÉROS DE L’ÉGRÉGORE Giallo Oscuro de John Menoud et Benoît Moreau (2017)

« Il y a des mystères qui demeurent inexpliqués. Mais le seul, l’unique mystère est que nos vies, c’est indéniable, sont gouvernées depuis toujours par les morts. » — Kazanian à Rose Elliott, Inferno de Dario Argento

 

Prenant racine à la fois dans Psychose d’Alfred Hitchcock et dans Le Voyeur de Michael Powell, deux films sortis 1960, le giallo est un genre cinématographique né en Italie sous la caméra de Mario Bava avec La Fille qui en savait trop (1963) et Six femmes pour l’assassin (1964). Croisement entre le thriller, le film d’horreur et le cinéma érotique, il tire son nom d’une collection de romans de gare publiés par Mondadori facilement identifiables grâce à leur couverture jaune (giallo). Il donnera naissance à son tour au slasher une décennie plus tard – mais ça, c’est une autre histoire. Le giallo connaîtra un succès considérable à partir de 1970 avec L’Oiseau au plumage de cristal, premier film du jeune critique de cinéma Dario Argento. S’inspirant du théâtre du Grand-Guignol, les films se caractérisent par des meurtres très sanglants et pervers, opérés à l’arme blanche par un assassin dont on voit seulement les mains gantées de cuir, le tout filmé avec une grande virtuosité et des mouvements de caméra très stylisés. Ces films sont souvent accompagnés de bandes originales passionnantes car très particulières dans leurs orchestrations et arrangements. Ennio Morricone, Bruno Nicolai, Claudio Simonetti et Goblin, Piero Piccioni, Bruno Canfora, Stelvio Cipriani, Riz Ortolani sont autant de noms célèbres dans le genre qui ont osé des innovations musicales, s’émancipant des codes parfois ronflants de la musique de film, cherchant de nouvelles sonorités et amenant des textures que l’on retrouve d’habitude dans la musique contemporaine ou concrète, l’électro-acoustique, le free-jazz, le rock (prog, psyché) ou la pop.

Indéniablement, les musiques de films de genre des années 60 et 70 – le giallo et John Carpenter en tête – sont depuis plus de 12 ans très à la mode, mais il serait précipité de penser que l’équipe de Giallo Oscuro ne fait que surfer sur cette vague. Ce serait oublier, ou simplement ignorer, qu’ils sont de grands fans de cinéma de genre, et qu’ils ont toujours été inspirés et influencés par ces musiques. Si le giallo est un genre extrêmement codifié ou les scènes de meurtres ritualisées convoquent dans le même mouvement Éros et Thanatos, pulsion de vie et de mort, désir et destruction, sur fond d’imagerie perverse aux accents fétichistes et S/M, il était logique que John Menoud, en admirateur de Georges Bataille, s’y plonge avec délectation !

Bien des groupes rejouent aujourd’hui ad libitum une musique du passé, et c’est pour le pire et pour le meilleur. Il faut bien distinguer les deux : la première catégorie regroupe cette déferlante écrasante de claviers analogiques et des vieux synthétiseurs, ces BO récentes de séries et de films (appartenant souvent au fantastique) qui, même si elles peuvent avoir certaines qualités musicales, restent trop zeigeist pour être autre chose qu’une manifestation sociologique exprimant une nostalgie souvent malsaine car contenant un fond réactionnaire qui s’ignore ; dans la seconde, on croise les merveilles qui jaillissent du cerveau en perpétuelle ébullition de Trey Spruance, Mondo Cane de Mike Patton, le quartet Banquet of Spirits de Cyro Baptista, l’exercice de style du groupe Umberto, le collectif Folkwelt, ou encore la BO d’It Follows.

Avec Giallo Oscuro, déjà mis en œuvre il y a plus de 7 ans, John Menoud et Benoît Moreau réécrivent et réarrangent des thèmes italiens parfois méconnus qu’ils aiment et admirent. Tout en faisant d’abord preuve de respect et d’affection pour le matériau d’origine, ils convoquent par le prisme de ces compositeurs des instrumentations étranges conjuguées à leur propre expérience de l’improvisation. Et s’ils le font avec autant de grâce, de passion et d’implication, c’est parce qu’ils partagent avec les maestros représentés ici le même amour de l’expérimentation formelle, des audaces stylistiques, des jeux sur les profondeurs de champ et les reliefs, explorant recherches mélodiques et abstractions sonores. De Bernard Herrmann à Angelo Badalamenti en passant par Henry Mancini, Krzysztof Komeda ou François de Roubaix, et avec Morricone en figure de proue, les compositeurs de musique de films ont très souvent eu un pied dans le champ populaire (tous ces thèmes accrocheurs pour le cinéma ou la télé, les arrangements pour la chanson) et un autre dans les recherches esthétiques les plus radicales. C’est en ça que Benoît Moreau et John Menoud, les deux arrangeurs de ce disque, et le all-star band suisse qui les accompagnent, se sentent – et ont bien raison de se sentir – proches d’eux. Opérant comme une sorte de révélateur photographique, ils cherchent à faire réapparaître la dimension à la fois expérimentale et pop depuis le fond des œuvres, créant ainsi une petite d’épiphanie musicale, pas tant pour l’auditeur – bien que le plaisir pris à l’écoute soit indéniable – que pour le morceau lui-même.

Tout ce qui fait la saveur de ces musiques est présent sur Giallo Oscuro : voix de femmes lyriques et crooner sensuel, flûtes, claviers, sound effects, guitares, progressions majestueuses des thèmes sur les rythmes groovy, suspensions harmoniques. Ces thèmes accrocheurs nous attrapent, beaux comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces, beaux comme la rencontre fortuite sur une table de dissection du giallo d’une chanson d’amour de la pop italienne 60’s et de la musique savante du Gruppo di Improvvisazione Nuova Consonanza. Rencontre qui n’avait jamais eu lieu… jusqu’à l’arrivée de Giallo Oscuro ! Ils opèrent le mariage alchimique entre ces deux courants dont Morricone était finalement le seul dénominateur commun à l’époque. Ils dosent habillement improvisations et reprises de thèmes, lectures et relectures, fidélité et réarrangements osés, présentations et représentations qui ne prennent jamais le pas sur le matériau de base. Une façon de garder et de regarder. Un don de double-vue. Les interprètes en musique le savent bien : il faut être un peu médium pour entrer en contact avec un compositeur, la partition faisant office de planche ouija afin de communiquer avec eux. Car ceux qui jouent sur ce disque savent, comme Cioran le savait, que « le point de vue des morts devrait seul compter » (Ecartèlements). Tout comme Mingus entendait dans le jeu de Dolphy un chant venu du fond blues qui essayait de toucher tous les esclaves morts – tout comme une fois Dolphy parti, jouer l’introduction de Meditations seul à l’archet hurlait l’absence de la flûte –, Giallo Oscuro est une musique interprétée pour les morts, flûte non plus de Hamelin mais du Tartare, qui cherche à les rappeler, pour leur montrer le chemin vers les vivants. Pour qu’ils se souviennent de leur profonde et éternelle actualité. En affirmant leur criante pertinence grâce à l’intelligence et la subtilité de leurs réarrangements, John Menoud et Benoît Moreau ne font pas que rendre hommage à l’esthétique du giallo ; ils paient leur tribut aux vainqueurs qui ont repoussé les normes musicales de l’époque, fixant la barre très haut.

Jean-Louis Comolli parlait de « passeurs » en musique. Chaînons manquants dans l’Histoire qui permettent de faire des liens. Eric Dolphy est celui entre hard bop et free jazz, Miles Davis entre jazz et rock. Nul doute que la bande réunie ici fait bel et bien partie de cette famille de passeurs. Loin de la simple reprise, car, prenant comme point de départ le point d’arrivée d’un autre, Giallo Oscuro fait le pont entre tradition et avant-garde, entre une culture musicale qui tend parfois à disparaître dans le bruit continu du monde et une forme plus contemporaine. Tel Gortchakov traversant une bougie à la main les thermes asséchés dans Nostalghia de Tarkovski, l’allégeance rendue ici par ces passionnés devient passage de relai entre les rives du temps. Nochers sur le Léthé de la musique italienne des années 60, Giallo Oscuro est le gardien bienveillant perché sur les arcades du siècle.

Vincent Capes, décembre 2016