DU SOMNAMBULE AU VISIONNAIRE – Le Charme Discret de la Bourgeoisie de Luis Buñuel (1972)

« L’imagination n’est pas un état ; c’est l’existence humaine toute entière. »

William Blake[1]

1967. Festival de Venise. Venu présenter Belle de Jour, Luis Buñuel assiste à la projection de La Chinoise de Jean-Luc Godard. En sortant de la salle, il se tourne vers Jean-Claude Carrière, son co-scénariste depuis 8 ans, et lui dit : « Si aujourd’hui on peut aborder le récit de cette façon, nous allons enfin pouvoir être libres de faire les films tels que nous l’entendons ; nous allons pouvoir le faire, notre film sur les hérésies. » En effet, ce projet en gestation depuis leur première collaboration en 1964 a été maintes fois repoussé, les deux collaborateurs n’arrivant pas à trouver la logique narrative adéquate. Libérés de cette contrainte, ils vont méthodiquement faire sauter les verrous de la dramaturgie classique. Ce film deviendra La Voie Lactée et sortira sur les écrans en 1969. Ce sera le premier volet d’une trilogie (suivront Le Charme Discret de la Bourgeoisie en 1972 et Le Fantôme de la Liberté en 1974) où les deux co-scénaristes vont explorer une voie narrative où s’emboîtent sans s’entrechoquer, où se télescopent sans s’annuler les différentes strates du temps, de l’espace et de la réalité, se frayant une voie pertinente sur le chemin étroit entre le surprenant et l’impossible.

4 ans plus tard. Un soir au restaurant, Buñuel boit un verre en compagnie de Carrière. Ils se trouvent face à un nœud dans leur nouveau projet. L’idée est excitante mais insuffisante pour la déployer sur un long-métrage. Partis du mot « répétition »[2], ils ont imaginé une situation de départ passionnante : une nuit, un tueur pénètre dans une maison bourgeoise, monte à l’étage, assassine un homme assis à son bureau et s’enfuit. Pris par la police, il se retrouve à répéter les mêmes gestes lors d’une scène de reconstitution et s’enfuit à nouveau. Mais après ce début original, plus rien. Sans pour autant chercher un quelconque réalisme, impossible de recréer une troisième fois la situation sans tomber dans l’invraisemblable ou le loufoque, chose qu’ils veulent à tout prix éviter. Les principes de répétition et de la temporalité en boucle ont souvent été traitées par Buñuel, de façon directe (L’Ange exterminateur) ou plus discrète (les bourgeois oisifs répétant les mêmes gestes dans Le Journal d’une femme de chambre). Peut-être parce que la répétition était un moyen pour lui de se souvenir, lui qui était si inquiet à l’idée de perdre la mémoire, ayant vu sa mère en fin de vie ne pas le reconnaître.

Face à ce blocage, ils appellent Serge Silberman, le producteur avec lequel ils travaillent depuis presque 10 ans. Celui-ci arrive, prend un verre et leur raconte une histoire qui lui est arrivée quelques semaines plus tôt : il croise dans la rue un couple d’amis qu’il n’a pas vu depuis très longtemps. Heureux de les revoir mais pressé par un rendez-vous, il leur propose de venir dîner chez lui le mardi suivant. Non seulement Silberman oublie complètement qu’il a déjà un engagement ce jour-là, mais omet aussi d’en parler à sa femme le soir en rentrant. Le mardi suivant, les invités arrivent chez lui et sont accueillis par sa femme en robe de chambre. Les deux scénaristes échangent un regard complice et comprennent immédiatement qu’ils tiennent là le point de départ de leur prochain film, situation plus prometteuse que celle qu’ils prévoyaient initialement. Le Charme Discret de la Bourgeoisie était sur lancé[3].

Capture d’écran 9

Deuxième volet de la trilogie dans laquelle on retrouve les mêmes acteurs, les mêmes auberges, les mêmes maisons bourgeoises, les mêmes routes de campagne, les militaires, les bourgeois, les docteurs, les religieux, les fantômes, la même structure de récit disloquée et enchâssée. Les narrations de la trilogie ne sont pas sans lien avec plusieurs œuvres littéraires : Les Mille et Une Nuits, Le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki (superbement adapté par Wojciech Has en 1965), et surtout A Rebours de J.K. Huysmans, qui restera l’une des plus grandes influences de Buñuel[4].

La dernière période de Buñuel, qui s’ouvre avec Le Journal d’une Femme de Chambre, est l’aboutissement de sa carrière. Là où il a longtemps cherché la tension juste entre la critique distanciée et l’exploration de la psyché humaine – sans y parvenir réellement, succombant souvent à un certain sens du drame narratif – ses derniers films présentent un univers réaliste englobant avec aisance et pertinence tous les aspects de la réalité (réel, souvenir, fantasme, rêve, hallucinations). Celle-ci se déploie pleinement grâce à l’absence volontaire de la part de Buñuel de psychologisation de ses personnages, mettant son sens du détail et de l’obsession au service d’un réalisme naturaliste qui contient aussi la part magique du monde. Il ne (se) raconte plus d’histoire. Il pressent, tâtonne, tourne autour du pot, circonscrit un terrain d’investigation pour dessiner une idée et nous la faire comprendre. Il fonctionne de façon circulaire et répétitive. Il nous invite dans « un grand circuit où chaque image actualise la précédente et s’actualise dans la suivante, pour revenir éventuellement à la situation qui l’a déclenché»[5]

Si Hitchcock explique qu’il filme les meurtres comme des scènes d’amour et les scènes d’amour comme des meurtres, c’est dans la même tension que Buñuel fait du cinéma : il filme de façon très pragmatique le monde de l’imaginaire et immatériel (fantasmagories, fantastique, souvenirs, délires et autres visions), et de façon transcendée le monde matériel et réel. Buñuel est un cas unique dans l’histoire du cinéma. Jamais on n’a réussi à atteindre un tel degré de perfection dans l’effacement progressif des limites du réel. Même Lynch (pour le meilleur) ou Nolan (pour le pire) n’oseraient rêver d’une telle cohérence et d’une telle fluidité entre les différents états du monde. Buñuel n’oublie jamais qu’il faut être deux pour faire du cinéma : un film et son spectateur. Lorsqu’on explore les zones-limites et qu’on franchit les frontières de la réalité, on prend le risque de se perdre, d’oublier l’autre et de n’y rencontrer que soi-même (Lynch, parfois), ou de manipuler le spectateur ou oubliant la distance respectable vis-à-vis de l’autre (Nolan[6], souvent). Buñuel est un cinéaste sans complaisance.

Il est certainement un des plus grands réalisateurs que nous ait offert le cinéma. Tout au long de sa carrière, il aura toujours refuser la moindre forme de complicité ou de connivence avec son spectateur. Il ne fait jamais de l’œil à celui-ci pour se le mettre dans la poche. Il ne fait pas dans la séduction. Daney expliquait qu’il ne se sert jamais des acteurs pour créer un lien entre le film et le spectateur. Il ne le fait jamais ni dans, ni sur leur dos. A la différence de cinéaste moins « moraux » comme Tarantino dont l’intégralité du système de ses films repose sur cette complicité (forcée) avec le spectateur au détriment des personnages ou de ses sujets (qui sont plutôt, chez lui, des objets).

Capture d’écran 33

« Chez Buñuel, la caméra se noie dans la banalité du quotidien en signe d’acte de foi du merveilleux. »

Carlos Fuentes[7]

Buñuel est un cinéaste non pas de la forme mais de la formation. Il informe notre réel. Mais à la différence de réalisateurs à la personnalité forte (Fellini, Greenaway, Russell), il ne le déforme pas mais le révèle à lui-même – et par la même à nous. Son cinéma et ses images ont surtout cette puissance de dire – sans le crier car on n’est pas sourd – que tout n’est pas symbole, ou qu’en tout cas, tout n’a pas à être interprété. Que tout n’est pas interprétable. Qu’il y a dans la vie un mystère inexplicable, que les rêves et le réel ne sont pas bien différents, que les fantasmes et les pulsions peuvent être drôles, que le monde est un rébus qui peut se passer allègrement de ses exégètes qui pensent avoir saisi mais surtout manquent d’humilité vis-à-vis de leur sujet. En nous obligeant à ne pas expliquer mais à comprendre, Buñuel est un libérateur de l’âme. Et il en aura fallu de la force et du courage pour ne pas sombrer à la tentation du sens. Buñuel a en commun avec Fellini d’être un humoriste de l’interprétation, manipulant avec joie et perversité les miroirs aux alouettes pour les spectateurs trop malins.

Buñuel s’est toujours ri des critiques et des interprétations, car « […] il est plus facile d’inventer ce qu’on ne voit pas que de voir ce qui est là » [8]. Il s’en est ri car dans ses films, il tend des pièges à critiques dans lesquels nous tombons tous (enfin, presque tous), tant ses admirateurs que ses détracteurs. Ces pièges ont l’enveloppe du symbole alors que Buñuel n’en a strictement rien à faire. Il fonctionne par touche allégorique et non par représentation symbolique. Le symbole est mystérieux, indéchiffrable, réservé à une élite qui « connaît » la clé, qui peut cracker le code. C’est donc un système de caste, ce que Buñuel a toujours violemment critiqué. La parabole quant à elle est très claire et lisible par tous. Un symbole rajoute à la réalité pour la faire comprendre ; une allégorie révèle la réalité telle qu’elle est. C’est précisément sur ce point que Buñuel est profondément resté un surréaliste de la première génération, ne rentrant jamais dans le dogme de Breton qui, dans le second manifeste, réclame au Surréalisme de procéder par une « occultation », de « désocculter l’occultisme et occulter tout le reste ». Bien qu’il revendique son attachement au Surréalisme (première génération, il faut le répéter), Buñuel a toujours été dans un rapport compliqué et ambigu avec le mouvement. Il est resté ami avec Breton jusqu’à la disparition de ce dernier, mais il quitte le groupe dès 1933 en leur reprochant le paradoxe de leur combat : s’attaquer à la bourgeoisie en étant eux-mêmes des bourgeois.

Malgré tout, il doit beaucoup à ses débuts dans le groupe, en particulier son humour. Le rire de Buñuel est carnassier, violent, destructeur, ‘pataphysique, ironique, anarchiste. Il y a de l’humour noir, de l’absurde et du nonsense, qui ne sont pas pour Buñuel, tout comme chez Lewis Carroll ou les Marx Brothers, un « non-sens ». C’est-à-dire qu’il n’y a pas absence de direction ; ce sont toutes les directions d’un coup qui nous sont données. Et sans choix, nous nous retrouvons à faire du surplace. Le non-sens et l’absurde aujourd’hui – enfin, depuis près de 40 ans maintenant – sont bien une absence de direction, des portes qui se ferment en claquant à cause d’un courant d’air créé par un petit malin opportuniste qui cherchait à passer par la fenêtre. Il y a un nonsense qui est une possibilité de l’impossible et un non-sens qui est une impossibilité des possibles. Une version anarchiste et éclatante comme un collage d’Enrico Baj ou une version déprimante et mortifère du monde, drôle comme une blague de Cyril Hanouna.

Buñuel reste un des seuls – peut-être même le seul – réalisateurs à pouvoir abolir avec autant d’aisance les zones de démarcation du réel, de l’imaginaire, du souvenir et de la pulsion sans jamais en banaliser (dans le sens premier de rendre banal) l’un ou l’autre, l’un au détriment de l’autre. Au fond, même Fellini n’y parvient que rarement. Documentariste du Rêve et du fantasme, Buñuel s’est spécialisé dans une forme d’ethnologie ou d’éthographie de la classe bourgeoise. Chez lui, les séquences ne s’enchaînent pas, elles se déroulent et se déchaînent. Dans ses films, on sort toujours d’une prison pour aller vers une autre : le couvent de Viridiana vers le rôle de femme de maison, la condition de bonne de Célestine vers sa place de femme bourgeoise, la place de femme bourgeoise vers la prostitution de Séverine, la prison d’El Jaïbo vers la grange puis vers l’immeuble désaffecté qui deviendra son tombeau, le monastère de El, le salon bourgeois vers l’église dans L’Ange exterminateur, le château de L’Age d’Or. Cette logique de glissement d’une zone d’enfermement à une autre est poussée à l’extrême dans Le Charme Discret de la Bourgeoisie où l’on passe d’un salon où l’on ne mange pas à un restaurant où l’on veille un mort à un autre salon où l’on ne mange toujours pas à un café où l’on ne boit pas à un appartement où l’on ne peut pas jouir à une cellule dont un mort nous ouvre la porte pour nous amener on ne sait trop où.

Au-delà de la frustration et du désir, le film questionne l’incapacité de vivre dans un monde envahi par les fantômes. Tout le monde est en représentation, vidé de sa substance, faux. Comme le dit Moravia « à la fin, nous avons des personnages qui, sous l’enveloppe, cachent tout, c’est-à-dire, au fond, rien»[9] Buñuel nous ramène des images d’un monde flottant au bord du naufrage. On y voit se déplacer (en voiture pour de court trajet et à pied sur des routes sans fin) la bourgeoisie qui n’a plus de rôle, plus de destinée, plus de chemin tout tracé. Elle erre sans but et sans rôle. Dans les derniers films de Buñuel, il n’y a plus de personnage « privilégié ». C’est une des raisons de la quasi-disparition du gros plan dans son langage, et de la parcimonie avec laquelle il utilise les plans rapprochés. Si les spectres sont dans ce film toujours en voie d’apparition, la bourgeoisie quant à elle y est en voie de disparition. Mais en creux, on voit qu’elle n’est pas la seule, et c’est bien ce que semble regretter Buñuel : si la bourgeoisie se meurt, le prolétariat disparaîtra avec elle. Sans la bourgeoisie, il perdra de sa colère, de sa force contestataire et révolutionnaire[10]. Lui non plus n’aura plus de rôle.

Capture d’écran 39

Le Charme Discret de la Bourgeoisie est un peu un film-somme de Buñuel. Tout d’abord parce qu’il fait écho à plusieurs de ses films : L’Âge d’or, La Vie Criminelle d’Archibald de la Cruz ou encore L’Ange exterminateur par sa violence et ses frustrations répétées jusqu’à l’excès ; il est en triptyque entre La Voie Lactée et Le Fantôme de la Liberté[11]. Ensuite parce qu’il est l’antithèse de Los Olvidados. Dans l’un, il traite les pauvres avec une certaine dureté, alors que dans l’autre, il filme la bourgeoisie avec une forme de douceur. Il filme El Jaïbo et sa bande dans les quartiers pauvres de Mexico avec une cruauté qui lui a été reproché (alors qu’il déborde d’affection pour eux), et il montre les bourgeois avec calme et simplicité dans Le Charme Discret de la Bourgeoisie (alors qu’il les hait de façon épidermique). Il n’y a rien que Buñuel déteste plus que l’hypocrisie bourgeoise, et toute l’ambiguïté du Charme Discret est qu’il semble pourtant la traiter avec tendresse. C’est cette cruauté dans Los Olvidados qui nous permet de comprendre tout le dédain qui est en jeu dans Le Charme Discret. « […] cette façon de vider la réalité sociale, cette réduction de la classe à une enveloppe permettent précisément à Buñuel d’user de traits délicats et ambigus »[12]. Il y a toujours eu dans son cinéma une violence qui était l’écho des violences sociales, ce depuis L’Age d’Or jusqu’aux attentats de Cet Obscur Objet du Désir en passant par Las Hurdes-Terre sans pain, Los Olvidados, La Jeune Fille ou La Fièvre monte à El Pao. Son cinéma souligne toujours l’absurdité du monde et la complexité de celui-ci. C’est bien la raison pour laquelle son style de réalisation est si transparent, si invisible, si « blanc » : c’est qu’il ne sert à rien de compliquer davantage le monde (par exemple, il n’y a plus de musique off dans ses derniers films, seulement des bruitages). Il ne reste que l’essentiel. Plus le style est clair, plus la narration est complexe[13].

Le film reprend l’aspect film tout public, presque téléfilm du dimanche soir, avec cette lumière et cette ambiance ouatée empreinte de sentimentalité française et bourgeoise qu’on retrouve dans toute sa dernière période. Une forme de sentimentalité bourgeoise qui hante le cinéma depuis qu’il est devenu parlant. A l’époque du muet, c’était les pauvres (Laurel et Hardy), les gens simples (Buster Keaton), le peuple (chez Fritz Lang, S.E. Eisenstein ou Dziga Vertov), les vagabonds, les hobos, les tramps (Charlie Chaplin) qui étaient les véritables héros, ou tout du moins l’axe sur lequel tournait le monde industrialisé. Un cinéma du peuple fait par des gens du peuple pour les gens du peuple. Avec l’arrivée du parlant, c’est la bourgeoisie qui s’est mise à s’adresser au peuple, qui lui a inoculer le virus des ses envies les plus fades et les plus creuses – les sitcoms en sont l’exacerbation la plus connue. C’est de ce virus-là dont cherche à nous débarrasser Buñuel. Il est l’antidote qui nous immunise contre la maladie que sont la bourgeoisie et les envies d’ascension sociale.

Capture d’écran 47

Deleuze a une intuition fabuleuse lorsqu’il souligne que chez Buñuel « il s’agit moins d’un état de l’imaginaire que d’un approfondissement du problème du temps. »[14] Mais le souffle nietzschéen qu’il y perçoit le détourne de quelque chose d’encore plus essentiel : Buñuel ne choisit plus. Toutes les variantes et variations sont contenues dans le même film, présentant ainsi plusieurs faces du monde, faisant cohabiter un multivers cinématographique quantique. A la fin de sa vie, les films de Buñuel sont un chat de Schrödinger du cinéma : toutes les choses y sont duelles et doubles. On peut être dans le rêve et la réalité en même temps (Belle de Jour), on peut être dans plusieurs temporalités à la fois (La Voie Lactée), le rêve ou la pensée d’un personnage peut être vu ou entendu par un autre (La Voie Lactée et Le Charme Discret), on peut être évêque et jardinier, un prêtre peut donner l’absolution et tuer immédiatement le confessé (Le Charme Discret), un tueur peut être condamné à mort et relâché, une fillette peut être présente et absente, une femme de 60 ans peut avoir un corps de jeune femme, un préfet de police peut être deux personnages à la fois (Le Fantôme de la Liberté) ou une femme peut être jouée par deux actrices différentes et acteur doublé par un autre (Cet Obscur Objet du Désir).

Buñuel est un cinéaste libre qui n’a fait que questionner la liberté. On a évoqué les grandes forces de Buñuel. Il apparaît que sa plus grande est d’impliquer notre responsabilité tout en respectant notre liberté en tant que spectateur. Il tient à maintenir une distance correcte, respectable, entre lui et son sujet, et entre le film et le spectateur. C’est de cette distance que naît notre responsabilité. A nous de nous impliquer (ou pas) dans ce que le réalisateur et les personnages nous donnent à voir. Buñuel ne répond jamais à notre place, et garde ainsi intacte sa liberté comme la nôtre. Il est facile de détester les êtres humains de l’intérieur, lorsqu’on les côtoie ou qu’on les connaît ; il est aisé de les comprendre en prenant du recul, de les aimer en s’en éloignant, de leur trouver des circonstances atténuantes dans l’éloignement comme le disait Albert Cossery. Il est bien plus compliqué de se trouver en équilibre entre ces deux positions, d’y être pertinent et juste. Buñuel y est arrivé pendant près de 50 ans. C’est sûrement cette raison qui a fait dire à Serge Daney que Buñuel était, quelque part, le plus grand.

Vincent Capes

[1] Le Mariage du Ciel et de l’Enfer, 1979

[2] Pour plus d’informations à ce sujet, voir l’interview de Jean-Claude Carrière, dans le documentaire « Le mélange des contraires » en bonus sur le DVD La fièvre monte à El Pao restauré par Pathé.

[3] Intitulé initialement A bas Lénine ! ou la Vierge à l’écurie.

[4] Buñuel a été profondément marqué dans son adolescence par trois auteurs en particuliers : J.K. Huysmans, Octave Mirbeau et Pierre Louÿs. Il adaptera ces deux derniers (respectivement en 1964 et en 1977) et cherchera très longtemps à adapter Là-bas, mais sans succès. Cette parenté entre Huysmans et Buñuel est encore plus éloquente quand on songe conjointement à l’aspect naturaliste du cinéma de Buñuel et les influences religieuses, la spiritualité, les pulsions, les perversions présentes dans son cinéma.

[5] Gilles Deleuze, Image-Temps, éd. de Minuit, 1985, p.80

[6] Nolan est un cinéaste malin, roublard, usant et abusant de trucs et de tics, victime de l’effet mindfuck bien trop à la mode.

[7] Préface de L’œil de Buñuel de Fernando Cesarman, éditions du Dauphin, 1982, p.15

[8] Alberto Moravia, El, 1952, in Trente ans au cinéma, éd. Flammarion, 1990, p.40

[9] El, 1952, in Trente ans au cinéma, éd. Flammarion, 1990, p.40

[10] Buñuel, comme Marx, n’oublie jamais d’évoquer qui détient le pouvoir, d’où provient l’argent, comment il circule, qui le donne et pourquoi.

[11] Dont le titre est lui-même déjà un écho d’un dialogue prononcé dans La Voie Lactée.

[12] Alberto Moravia, El, 1952, in Trente ans au cinéma, éd. Flammarion, 1990, p.41

[13] En parlant de style clair et de narration complexe, une comparaison qui a été peu faite mais qui n’est pas sans pertinence est avec Cronenberg ; leurs deux styles sont épurés, discrets – presque « blancs » –, toujours au service du propos, évacuant perpétuellement le superflu.

[14] Gilles Deleuze, Image-Temps, éd. de Minuit, 1985, p.80