BLUE VELVET de David Lynch (1986)

« Lorsque vous êtes à la recherche de quelque chose et que vous vous apercevez que les gens autour de vous agissent de manière inhabituelle, vous commencez à vous inquiétez. »

David Lynch[1]

Il n’y avait au départ qu’une chanson, un titre, et ce fantasme voyeuriste de passer la nuit caché chez une femme pour la regarder. David Lynch parlait déjà de ce film sur le tournage de Eraserhead avec Frederik Elmes, directeur de la photographie qu’il avait rencontré à l’American Film Institue. Mais c’est son apprentissage du récit et de la dramaturgie classique acquis en travaillant sur Elephant Man et Dune qui structureront plus concrètement l’histoire et lui donneront corps.

Blue Velvet est le 4ème film de David Lynch qui a alors 40 ans. Il y retrouve pour l’occasion Elmes et collabore pour la première fois avec Angelo Badalamenti, qui composera la musique de tous ses films jusqu’à Mulholland Drive. Il retrouve pour l’occasion Alan Splet, génie du sound design, déjà responsable du travail sonore sur Eraserhead[2].

« (…) si votre film précédent a connu un succès très mitigé, comme cela m’est arrivé avec Dune, il n’y aura peut-être pas la moindre crainte – car vous sentirez qu’il n’est pas possible de descendre plus bas. Vous éprouverez alors l’euphorie et la liberté de celui qui n’a rien à perdre. »

David Lynch[3]

Le processus d’écriture chez Lynch est somme toute assez simple : il voit le récit comme un organisme vivant, mouvant, qui évolue et mute. Il est d’abord linéaire et clos, puis il le découpe, le déchiquète, le brise en plein de petits fragments qu’il ré-agence autrement pour leur donner une autre densité, une autre réalité, une autre saveur, un autre sens né du désordre qu’il inocule dans la routine d’un récit bien mené. C’est ainsi qu’on peut commencer à comprendre Blue Velvet, mais aussi Sailor et Lula, et encore plus Twin Peaks, Lost Highway, Mulholland Drive et Inland Empire. Ce sentiment de désordre et de chaos grandira au fur et à mesure que sa filmographie évoluera, et que Lynch s’enfoncera dans l’enfer de la psyché américaine.

Il explore dans Blue Velvet les interconnexions entre les forces libidinales et le monde du rêve au travers de drames familiaux. C’est une constante dans son cinéma depuis son court-métrage The Grandmother et qu’on retrouve dans Eraserhead, Blue Velvet, Twin Peaks, ou encore Sailor & Lula. Blue Velvet n’est que le voisinage qui jouxte le quartier de Eraserhead, et tous les thèmes lynchiens prennent racine dans ce film : la dichotomie entre la brune et la blonde (comme échappées de At Land de Maya Deren[4]), le héros rêveur auquel Sailor renvoie, les changements d’atmosphère brutaux entre intérieurs et extérieurs (qu’on retrouvera dans la série Twin Peaks), les connexions entre deux plans de la réalité et l’objet qui sert de lien (ici l’oreille, mais c’est une bague dans Fire Walk With Me ou la boîte dans Mulholland Drive), l’aspect éthéré et onirique, les ambiances années 50, le côté mélo du soap (qui atteindra le sommet dans Twin Peaks), et bien sûr les fameux rideaux, qu’il définit lui- même ainsi lors de ses méditations : « J’imagine une pièce blanche circulaire dont les murs sont recouverts de rideaux jaunes, rouges et bleus. Les rideaux sont les trois états de conscience : la veille, le sommeil et le rêve. »[5]

« Sans intrigue, prétentieux et putride. »

Michael Medved et Jeffrey Lyons[6]

On a donné beaucoup d’adjectifs pour tenter de décrire Blue Velvet : sensuel, vénéneux, hypnotique, mystérieux, sombre, malsain, pornographique, violent, pervers, dérangeant… Mais si le film de Lynch a souvent été qualifié d’obscur, ses intentions et son mode opératoire sont en fait remarquablement clairs, et c’est avec simplicité et franchise qu’il expose son propos. Le film s’ouvre sur des plans de présentation d’une petite ville américaine. On voit une clôture blanche et des fleurs dans un jardin, des enfants traverser sagement la route, un pompier qui salue la caméra, un homme qui arrose son jardin tranquillement, une femme qui regarde un vieux polar à la télé. Puis soudain, l’homme a une attaque. Il s’effondre. Un chien aboie et joue avec le tuyau d’arrosage. Et un travelling avant plonge dans l’herbe, la bande-son se déploie avec des bruits étranges et on découvre la cavité d’une oreille coupée. En quelques plans, David Lynch montre l’essentiel de Blue Velvet : au sein d’une paisible bourgade typiquement américaine, lisse, ordonnée, le mal est là, proche, se dissimule et croît.

C’est la raison pour laquelle on peut voir dans Blue Velvet l’utilisation d’un grand angulaire au format scope dans la majeure partie du film. L’emploi de cette focale a tendance à déformer les bords du cadre. Et c’est le sens même du film. Dans les à-côtés, les bords, dans ce à quoi on ne prêtait pas attention, ou ce qu’on refusait de voir, se cache quelque chose. Les limites de notre vision dissimulent un monde qu’on n’envisageait pas.

Si dans Blue Velvet la contre-plongée est souvent utilisée (bien que discrète avec l’emploi des courtes focales), c’est bien sûr parce le film s’envisage du point de vue de l’enfance. C’est une façon de souligner l’état d’innocence dans lequel se trouve le personnage joué par Kyle MacLachlan au début du film[7]. Blue Velvet est un conte de fée moderne, diablement américain, initiatique tant par l’innocence perdue que la découverte de la sexualité. Tous les codes du conte de fées y sont : On y trouve les enfants naïfs soumis à la tentation du mystère qui désobéissent, les parents qui mettent en garde les innocents, l’ogre terrifiant, la sorcière fascinante et dangereuse, la quête initiatique éprouvante, le combat contre le Mal. Et cette innocence perdue est le thème principal du film. Elle est liée à la découverte de ce Mal absolu qu’on ignorait mais qui se trouvait juste à côté de nous (Frank appelle Jeffrey « voisin »).

Le personnage de Jeffrey Beaumont, interprété à merveille par un Kyle MacLachlan devenu une sorte d’alter ego de Lynch, tente au départ de découvrir des indices au sujet de l’oreille coupée qu’il a trouvée. Mais on se rend bien vite compte qu’il ne s’agit-là que d’un prétexte. Plus que sur Dorothy Valens (sublime Isabella Rossellini) ou sur Frank Booth (Dennis Hooper dans ce qui est certainement son rôle le plus marquant), Jeffrey finit par enquêter sur lui-même. C’est là une particularité propre au film noir, genre auquel Blue Velvet doit beaucoup (et procédé dont s’inspirera également Alan Parker pour son Angel Heart qui sortira l’année suivante). Dans le film noir en effet, le crime est souvent sans importance, dans le sens où il est le motif et non l’objectif. Comme dans tout récit initiatique, le chemin est toujours plus important que le but. Ce sont toujours les personnages, leur zone d’ombre et leur psychologie ambiguë qui priment. Lynch adopte les conventions du film noir des années 1940, où le héros cherche à résoudre un mystère, découvre des choses qu’il n’aurait jamais dû apprendre, et se retrouve entraîné dans la spirale d’une machination qui le dépasse complètement.

« Pour moi, un mystère est comme un aimant. Dès qu’une chose est inconnue, elle attire. Si vous êtes dans une pièce, qu’il y a une porte ouverte sur des escaliers et que la lumière s’éteint en bas, vous serez très tenté de descendre. Ne voir qu’une partie, c’est encore plus fort que de voir le tout. Le tout peut avoir une logique, mais en dehors de son contexte, le fragment prend une incroyable valeur d’abstraction. Ca peut devenir une obsession. »

Chris Rodley, David Lynch : Entretiens[8]

Mais si Blue Velvet doit beaucoup au film noir, c’est avec un film en particulier qu’il entretient le plus de résonances : Fenêtre sur Cour d’Alfred Hitchcock (1954). Le personnage joué de Jeffrey est lui-même un double du personnage de Jeffries (interprété par James Stewart[9]). Ils sont tous deux trop curieux et basculent dans le voyeurisme. Ces deux films ont pour question centrale le regard et partagent la même fascination pour le hors-champ. Dans les deux films, c’est d’ailleurs une phrase anodine prononcée par une blonde ingénue qui est le déclencheur de la curiosité insatiable.

Durant le film, le personnage de MacLachlan apprendra beaucoup sur le monde extérieur et sur lui-même. Il explorera ses zones d’ombre et ses propres limites. Lorsqu’il frappe Dorothy Vallens pour la première fois, à la demande de celle-ci, c’est la rupture claire entre le monde de l’enfance et le monde des adultes qui a lieu. On ne sait plus où est la frontière entre le bien et le mal. Mais il y a dans cette scène, très dérangeante au demeurant, un basculement plus profond encore : lui qui pense l’aider se retrouve à la battre, exactement comme le personnage de Dennis Hooper. Il y a un transfert de la violence. Une contamination en chaîne. La création d’un double mimétique. Les personnages de Blue Velvet ne sont peut-être que des doubles les uns des autres : Jeffrey/Frank, Dorothy/Sandy.

Le film fonctionne sur le contraste entre une réalité fade, creuse, et un monde cauchemardesque et fascinant, qui semble plus réel, plus épais, que le quotidien des personnages. Et grâce à son pouvoir de fascination, le Mal peut entraîner dans un cercle vicieux l’ensemble des personnages : Sandy (personnage joué par Laura Dern) titille la curiosité de Jeffrey qui voit des choses et raconte le lendemain à Sandy ses aventures nocturnes. Un aller-retour de l’oreille à l’œil à l’oreille. Le rapport à l’ouïe est essentiel dans ce film, et Lynch ne fait que le souligner tout le long : le travail sur la bande-son, l’oreille dans l’herbe, Dorothy est chanteuse, les relations entre musique et image[10], les conversations téléphoniques, Sandy espionne le bureau de son père, puis écoute les histoires de Jeffrey. C’est par « l’entendement » que tout aura lieu.

Le mal est imagination. Le mal est fantasmatique. Et le fait que ce soit un rideau mouvant qui ouvre et clôture le film en est encore une preuve : le rideau est la matérialisation, la concrétisation du monde des idées, de la réalité imaginale. On ne peut voir le vent, l’inspiration, l’esprit divin, mais grâce au rideau, on prend conscience de sa présence. C’est un procédé qu’on retrouvait dans certaines sacristies d’églises.

« In dreams, I walk with you

In dreams, I talk to you.

In dreams, you’re mine, all the time

Forever. In dreams… »

 

Blue Velvet est un film charnière dans la filmographie de Lynch[11]. C’est à partir de ce film qu’il revisite l’imagerie du rêve américain et que ses œuvres deviennent une éraflure sur le vernis 50’s du pays, vernis qui craquèlera de toute part. Il y aura deux autres charnières dans sa carrière : La première, c’est l’épisode final de la série télévisée Twin Peaks, où Dale Cooper entre dans la Loge Noire. Le temps, qui dans le cinéma de Lynch avait jusque là une linéarité, se désarticule, se déboîte et se disloque totalement. Après le dernier épisode de Twin Peaks, il n’y aura plus de cohérence temporelle chez Lynch ; L’autre charnière est pointée du doigt par Pacôme Thiellement. Il souligne à juste titre qu’à partir de Mulholland Drive, Lynch abandonne définitivement le plan frontal « au profit d’une caméra steady en hésitation constante »[12].

Il y a quelque chose de biblique dans Blue Velvet, si l’on repense à ce tuyau d’arrosage du début qui, tel un serpent, s’immisce dans l’Eden du rêve américain lors de la séquence d’ouverture. L’introduction de Blue Velvet avec son panoramique haut-bas illustre la future descente aux enfers des protagonistes. Mais malgré le plan en miroir qui clôture le film (un panoramique qui remonte vers le ciel), le soi-disant retour au calme et à la norme sur lequel Lynch nous laisse n’est qu’un leurre, puisque l’oiseau annoncé par le rêve de Sandy est en fait une machine, un simulacre, un faux. Même s’ils s’aiment et qu’ils sont ensemble, le Mal a été vu, et il continuera d’exister dans l’œil et l’âme de ceux qui l’ont vu. Ils ont été contaminés.

Dans sa filmographie, David Lynch proposera une nouvelle fois un happy end avec Sailor & Lula. Mais à partir de la série Twin Peaks et dans tous les films qui suivront (Fire walk with me, Lost Highway et Mulholand Drive et Inland Empire) il n’y aura plus jamais de porte de sortie. Lynch n’aura de cesse d’explorer l’échec des relations amoureuses et humaines. Il développera une tout autre vision, toujours plus désenchantée et plus pessimiste. Dans ses films suivants, le Mal contaminera de plus en plus tous les personnages, tout le récit, tous les décors, tout l’écran, le montage lui-même, sans échappatoire, sans espace viable, impossible à habiter.

C’est rétrospectivement toute l’ironie du plan de fin de Blue Velvet : Selon la tradition, l’ange qui a posé un pied sur le sol souillé de la terre des mortels ne sera plus jamais pur et ne pourra avoir accès à nouveau au Paradis.

Vincent Capes, janvier 2015

[1] Interview donnée au L.A. Herald Examiner, le 16 septembre 1986.

[2] Alan Splet disparaitra en 1994 mais aura une influence considérable sur le traitement du son des films ultérieurs de David Lynch.

[3] Mon Histoire Vraie, éd. Sonatine, 2008, p.143

[4] Il y a toujours dans le cinéma de Lynch un point de convergence où se croisent les fictions de Maya Deren, les tableaux de Hopper et ceux de Bacon.

[5] Ibid, p.53

[6] Chronique publiée dans Sneak Preview, pour la sortie de Blue Velvet

[7] Peut-être est-ce aussi une façon de convoquer l’enfant absent qu’on ne découvrira qu’à la fin.

[8] éd. Cahiers du Cinéma, 2004, p.174

[9] Mel Brooks dira de David Lynch qu’il est un « James Stewart from Mars ».

[10] Angelo Badalamenti apparaît d’ailleurs dans le film : il joue du piano dans le groupe qui accompagne Dorothy Vallens.

[11] Il faut évacuer volontairement Une Histoire Vraie de l’analyse du cinéma de David Lynch pour tenter de la rendre la plus pertinente et la juste possible.

[12] Pacôme Thiellement, Et le Temps devint tout David Lynch, in Pop Yoga, éd. Sonatine, 2013, p.452